La raison d’être de la logistique est d’assurer la supply chain quel que soit le temps. Vous serez sans doute d’accord pour reconnaître que nous sommes plutôt dans du gros temps. Mais est-ce que Bolloré Logistics navigue à vue pour autant ?
Henri Le Gouis : Nous savons désormais que nous allons devoir vivre et opérer pendant des mois avec le virus. Il faut s'adapter à ce nouvel environnement. Au plus fort de la crise sanitaire, Bolloré Logistics a démontré la résilience de son organisation en trouvant des solutions pour ses clients, en maintenant une continuité d'exploitation, et en préservant la santé de ses salariés à travers l’application de mesures sanitaires strictes. On a su s'adapter à des modifications brutales de l'offre, aussi bien en maritime qu’en aérien, avec les blank sailing et la quasi-disparition des vols passagers long courrier. Pour maintenir un service permanent mais aussi pour répondre à des besoins spot exceptionnels, liés notamment à la logistique des équipements sanitaires, pour lesquels il a fallu trouver très vite beaucoup de capacités aériennes dans un temps très court, nous avons fait monter en puissance la capacité logistique de nos hubs portuaires et aéroportuaires. Grâce aux investissements conséquents consentis par le passé dans ces plateformes, tant Le Havre que Roissy, on a pu combiner une logistique d'urgence et la capacité à dégrouper des volumes considérables dans un temps très court.
Comment avez-vous géré les tensions à la fois sur le fret aérien et maritime ?
H.Le.G. : Pour pallier la disparition de l’offre passager d’un jour à l’autre et répondre au surcroît de demande lié aux équipements sanitaires sur l’import Asie, nous avons été contraints de trouver des solutions freighters, à un moment où toutes les grandes économies ont eu besoin de mobiliser à la fois cette offre et les systèmes sanitaires en sortie d'Asie. Nous avions anticipé en réservant des capacités dès le premier trimestre, alors que des tensions sur les vols commerciaux se manifestaient déjà. Pour répondre aux besoins de nos clients à l’export vers la Chine, nous avions investi ces capacités export et avons ainsi pu faire des round trip et sécuriser une offre aérienne.
Sur le maritime, l’évolution est un peu différente car les ports français ont été cette fois exemplaires alors qu'on avait beaucoup souffert des grèves de début d'année. Par contre, nos clients, qui avaient surstocké du fait des grèves portuaires puis de la fermeture des points de vente des grands magasins pendant le confinement, ont stoppé leurs imports si bien qu’en sortie Asie, nous avons observé un effet de creux sur le deuxième trimestre. Il y a donc eu deux phénomènes concomitants, mais de causes très différentes.
Il est compliqué d’expliquer à nos clients que le transport maritime reste cher alors que les échanges mondiaux ralentissent »
Aviez-vous déjà connu une telle situation par le passé, ce double choc sur l’aérien et le maritime ?
H.Le.G. : Franchement, ce n'est pas une situation qu'on pensait connaître, surtout avec l'émergence des navires de plus 20 000 conteneurs ! La situation a trait à une consolidation très forte du marché maritime contrôlé par quelques grandes compagnies sur l'axe Asie-Europe et à l’effondrement des vols passagers. La conjonction des deux est inédite et a imposé une gestion agile de la supply chain, capable d'anticiper, d'explorer des modes de transports alternatifs, comme le train. Mais l’aérien a montré une fois de plus qu’il est le vecteur par excellence des périodes de crise.
Est-ce que les circuits logistiques ont repris leur cours normal aujourd'hui ?
H.Le.G. : La chaîne portuaire fonctionne mais l’offre maritime demeure contrainte, ce qui maintient les taux de fret à un niveau élevé. La capacité sur le long courrier est à 10 % de son niveau normal. Nous avons connu par le passé des pénuries de capacités en sortie Asie sur les biens de consommation qui partaient par avion. Mais ces phénomènes s'étaient atténués ces deux à trois dernières années. On risque d’avoir un dernier trimestre très tendu.
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Comment vivez-vous les modifications et suppressions des services maritimes… et les surcharges appliquées par les compagnies ?
H.Le.G. : Il est compliqué d’expliquer à nos clients que le transport maritime reste cher alors que les échanges mondiaux ralentissent. Cela crée inévitablement des tensions. Le maritime, de par son histoire, est un métier de cycles. Il est légitime que les compagnies préservent leurs comptes d'exploitation. Mais il faut aussi comprendre les difficultés de nos clients importateurs face à ce renchérissement.
Les résultats financiers du premier semestre témoignent d’un modèle économique performant…
H.Le.G. : C'est ce que j'ai lu effectivement, mais est-ce durable d’assécher autant le marché ? Je ne vois pas l'intérêt de construire des nouveaux navires pour les laisser à la chaîne. On peut certes travailler les flottes pour éliminer les modèles les plus anciens, comme le font les compagnies aériennes. Mais s’il y a de la demande, l'intérêt aussi est de mettre la capacité en face…
Il est important de prévoir des plans de continuité d'activité reposant sur des prestataires avec une structure financière solide qui leur permet d'absorber des chocs.
Est-ce que la crise du Covid va changer quelque chose à votre offre ou à votre organisation ?
H.Le.G. : Le Covid nous a enseigné plusieurs choses. En tout premier lieu, et ce n’est pas une posture, elle a permis de reconnaître le rôle de l’humain au sein de la fonction logistique alors que nous entendions parler ces derniers temps de la possible désintermédiation des métiers du transport. Or on voit que les fonctions terrain ont été plus que jamais déterminantes dans la gestion de la crise. La logistique, c'est avant tout des hommes et des femmes qui conduisent des camions, qui opèrent dans les plateformes, traitent les formalités administratives…
Au-delà, il est important de prévoir des plans de continuité d'activité reposant sur des prestataires résilients en termes d'organisation, même dans des conditions compliquées, avec une structure financière solide qui leur permet d'absorber des chocs. Enfin, il va bien falloir admettre que le marché du transport n'est pas à capacité illimitée avec une offre que l’on peut sans cesse comprimer en termes de prix.
On renforce en permanence les points de passage centraux de marchandises »
La récession a frappé à la porte de nombreuses économies, certaines déjà sanctionnées dans les PIB. Est-ce que la conjoncture vous incite à revoir vos plans d’investissement ?
H.Le.G. : Nos investissements majeurs portent sur les systèmes informatiques puisqu'on va adopter à partir de 2021 un nouveau TMS [Transport Management System, progiciel de gestion des opérations de transport, NDLR]. Il n’est absolument pas remis en cause. On continuera aussi à investir dans nos hubs mondiaux. Ainsi, on a doublé la capacité de notre hub à Singapour l’an dernier. On a investi à Abidjan sur l’aéroport pour proposer des prestations logistiques en sus des opérations internationales. On renforce en permanence les points de passage centraux de marchandises, comme à Shanghai. Je pense que la situation va surtout contribuer à la consolidation du secteur.
Est-ce à dire que vous êtes à l’affut d'opportunités ?
H.Le.G. : Nous sommes à l'écoute.
« Être à l’affût » n’est pas « être à l’écoute » chez Bolloré ?
H.Le.G. : Nous sommes un groupe familial et donc extrêmement sélectifs dans nos opérations de croissance. Notre objectif n’est pas payer des multiples incroyables ou de nous lancer dans des opérations spéculatives. Les opérations qui nous intéressent sont celles qui apportent de la valeur au client. Le groupe s’est construit dans la durée dans un souci d'indépendance financière et de gestion bilancielle.
La logistique du frais, du pharmaceutique et l’agro food sont des relais de croissance importants »
Quelle serait une bonne opportunité pour Bolloré ?
H.Le.G. : En ce qui concerne plus particulièrement l’Europe, notre souhait est de poursuivre notre développement. On vient de signer un accord de joint-venture en Suède et en Finlande (cf. plus bas). Il y a un potentiel très important dans cette région. On continuera ainsi à croître de façon ciblée sur des créneaux porteurs. La logistique du frais, du pharmaceutique et l’agro food sont des relais de croissance importants. Mais il s’agit aussi d’accompagner nos clients sur les besoins qu’ils nous adressent. Ce sont aussi eux qui nous poussent à évoluer et à investir.
La situation de l’automobile et de l’aéronautique, qui sont parmi vos gros clients, ne vous inquiète pas ?
H.Le.G. : A contrario, la pharma est dans une situation de forte croissance avec une demande logistique accrue, soutenue dans l’immédiat par la nécessité de reconstituer des stocks de production en Europe. Notre diversification sectorielle et géographique nous permet d’absorber les chocs de l'aéronautique, qui impactent fortement les exportations françaises. Nous n’avons pas un secteur, une destination, un client qui représente une proportion importante de notre chiffre d'affaires. On a la chance d'avoir 15 000 clients et effectivement un certain nombre de grands comptes. Mais on a toujours tenu à maintenir en outre une proximité avec une soixantaine d'agences pour être au plus près des PME-PMI. Aujourd'hui, notre top 50 représente moins de 40 % de notre chiffre d'affaires.
Je vous confime notre volonté de nous hisser dans le top 5 en 2025 »
En 2016, quand Bolloré Transport & Logistics a été créée sur la base des trois entités Bolloré Logistics, Bolloré Africa Logistics et Bolloré Energy, vous ambitionniez d’entrer d’ici 2025 dans le top 5 mondial de la logistique. En tant que commissionnaire air-mer, vous êtes plutôt à la 10e ou 11e place selon les années, devant Geodis, certes.
H.Le.G. : Nous sommes plutôt dans le top 10. Il y a deux phénomènes qui vont nous rapprocher du top 5 en 2025 : le phénomène de concentration du top 10 et notre capacité financière à réaliser des acquisitions.
Il y a trop d'acteurs aujourd'hui dans la logistique, trop de monde dans le top 10 ?
H.Le.G. : Nous entrons dans une période où les échanges mondiaux vont ralentir ou croître à un niveau moins élevé. Face à cela, des opérations de consolidation sont inéluctables. Bolloré a aujourd’hui toutes les qualités pour être partie prenante dans ces mouvements.
S’il doit y avoir consolidation, quel serait l'acteur avec lequel Bolloré pourrait, culturellement parlant, faire affaire ?
H.Le.G. : Nous sommes toujours au stade de la réflexion mais je peux en revanche vous confirmer la volonté de Cyrille Bolloré et de Thierry Ehrenbogen [respectivement PDG du groupe et PDG de Bolloré Logistics, NDLR] de se hisser dans le top 5 en 2025.
Pendant cette période de crise, les groupes familiaux ont montré leur résilience et leur réactivité »
Le rapprochement entre Panalpina et DSV est une réussite selon vous ?
H.Le.G. : L'avenir nous le dira. Nos métiers sont d'abord et avant tout exercés par des hommes et des femmes. Il faut toujours réserver la primauté aux hommes. Cette préoccupation rend parfois les opérations d’intégration plus complexes et exige une certaine prudence…
Qu'est-ce qui vous distingue aujourd'hui des premiers acteurs mondiaux de votre secteur ? Votre indépendance ?
H.Le.G. : Pendant cette période de crise, les groupes familiaux ont montré leur résilience et leur réactivité en étant très proches de leurs clients et en assurant la continuité opérationnelle. La solidité du management a aussi fait la différence. On n’a pas eu de départs, au contraire, l'équipe de management s'est ressoudée dans cette période extrêmement difficile.
J’attends donc des solutions ferroviaires en France nous permettant de traiter ces flux qui peuvent être très compétitifs à l'avenir »
Depuis trois ans, Bolloré Logistics offre une alternative ferroviaire entre l’Asie et l’Europe. Avec des services aériens surchargés et un temps de transport long pour le maritime, l’alternative ferroviaire peut-elle être durable ?
H.Le.G. : Le ferroviaire peut être une solution quand on se trouve dans un contexte où l’offre aérienne et maritime est contrainte dans ses capacités. Mais il ne faut pas croire non plus que l’alternative est plus économique. Cette offre est aussi limitative car tous les produits ne peuvent pas voyager par le train, comme la pharma, les poudres de lait, par exemple. Ce sont autant de produits intéressants pour les relations entre l'Europe et l'Asie, exclus de cette solution. Par ailleurs, les nœuds ferroviaires réceptionnant les flux en Europe sont principalement en Allemagne. J’attends donc des solutions ferroviaires en France nous permettant de traiter ces flux qui peuvent être très compétitifs à l'avenir.
Il est question de réindustrialiser la France et l'Europe, ce qui ne serait pas sans impact sur les flux logistiques. Vous y croyez vraiment ?
H.Le.G. : On ne va pas bouger en un claquement de doigt la chaîne de valeur liée à la globalisation. Je ne pense pas que, du jour au lendemain, on puisse se passer de la capacité de production industrielle de la Chine. Il y a des échelles de compétitivité qui ne pourront pas être effacées. Mais qu’il y ait des décisions d'investissement fortes à l'avenir en Europe, c’est une nécessité. Un certain nombre d'acteurs industriels et du retail ont vu le danger du mono sourcing dans cette crise. La réflexion sur la nécessaire régionalisation de certaines chaînes est une tendance de fond. Cela s’imprimera sur le moyen terme.
Le Brexit peut-il libérer des opportunités logistiques selon vous ?
H.Le.G. : Je vois en effet le Brexit* comme une opportunité puisque cela va faire revenir des flux douaniers sur 5 millions de camions qui traversaient auparavant la Manche sans déclaration. C’est un élément de perturbation supplémentaire à horizon 2021 pour la supply chain européenne mais c’est aussi une opportunité logistique.
Propos recueillis par Adeline Descamps
*Bolloré est présent au Royaume-Uni avec 10 agences
Note de la rédaction : Le JMM a posé des questions sur l’activité portuaire de Bolloré en Afrique mais Henri Le Gouis n’a pas souhaité répondre car « cela ne fait pas partie de mon portefeuille d'activités ».
Automatisation et Digitalisation ?
« L'automatisation de la logistique reviendra à terme sur la table. La difficulté à trouver des compétences logistiques, notamment pour les métiers les plus physiques, la nécessité d'augmenter la productivité et la rareté du foncier sont des contraintes qui vont pousser le sujet de l’automatisation, répond Henri Le Gouis. La digitalisation est un autre sujet : elle va simplifier le parcours client dans nos métiers en termes d'aide à la décision, de traitement des données et de réactivité. Il y a des progrès à faire pour améliorer la productivité, supprimer les tâches inutiles qui polluent l’opérationnel et apporter plus de valeur ajoutée à nos clients. »
Blockchain et intelligence artificielle ?
« Nous avons créé un B-Lab qui a vocation à investir, explorer, investiguer toute solution d'avenir. Une vingtaine de personnes phosphorent, ici, à Puteaux, mais elles se nourrissent de l’expérience de nos équipes opérationnelles pour ne pas être déconnecté du terrain. La traçabilité et la connectivité des objets nous intéressent tout particulièrement. Nous opérons dans des régions, comme en Afrique, où ces problèmes sont prégnants. Il faut pouvoir, dans ces conditions, maintenir une information en temps réel de nos chargeurs. Nous avons également investi dans les algorithmes. On exploite cette technologie comme un outil d'aide à la décision : trouver par exemple la solution la plus pertinente dans les contraintes tarifaires imposées par le client. »
Désintermédiation par les trublions du web ?
« Le plus dangereux serait de faire l'autruche. Ce qui est important, c'est d'analyser leur démarche, les outils qu'ils sont capables de mettre en place, et tout en conservant notre compétence transport, d'utiliser ces techniques pour offrir un service à valeur ajoutée à nos clients .»
Alors que de grandes compagnies maritimes se sont rapprochées d'Alibaba ou Amazon, Bolloré Logistics ne semble pas disposé à en faire autant. « On n'exclut rien pour l'instant. Mais je pense qu'on a les compétences en interne et les capacités d’investissement nécessaires pour monter des solutions dédiées à nos clients », rétorque Henri Le Gouis.
Investissements en Europe ?
Bolloré Logistics – 600 agences dans 109 pays et 20 950 salariés – vient de prendre une participation majoritaire dans l’entreprise suédoise Global Freight Solutions AB ainsi que dans une de ses filiales finlandaises. En Europe, après le marché scandinave, l'Irlande figure parmi les priorités, indique le CEO Europe de Bolloré Logistics. Quels critères faut-il satisfaire pour relever de ses priorités ? « Un marché avec une industrie nationale forte, des hubs portuaires ou aéroportuaires significatifs, la présence de sièges sociaux. Les Pays-Bas, la Suisse, la Suède et le Danemark sont des pays qui accueillent des sièges et donc des centres de décisions en matière de supply chain. Ils permettent de nous positionner sur la gestion de flux mondiaux. »
En France, Bolloré Logistics entend « investir à nouveau à Marseille, avec Mediaco, dans de nouvelles structures logistiques sur le terminal de Fos. On continue à croire et à soutenir les ports français. Par contre, on attend beaucoup de leur fiabilité à venir ».