Le Journal de la Marine marchande avait réalisé cet entretien en amont de la SITL et alors que le Covid-19 était encore concentré sur son épicentre chinois. Stratégie portuaire, relance du fret ferroviaire, relation avec les armateurs, appréhension de l’IMO 2020 et de ses conséquences pour les chargeurs, place au sein de France logistique, Denis Choumert, président de l’Association des utilisateurs de fret, raépond sans fard.
Vous représentez des entreprises qui ont été largement impactées par les grèves dans les ports. Que vous a inspiré cette nouvelle crise alors que l’on croyait le risque social définitivement écarté ?
Denis Choumert : On l’a naturellement très mal vécu. D’une part, ce mouvement social n’avait rien à voir avec des revendications propres au secteur contrairement aux dernières réformes importantes sur les ports français. D’autre part, dans la mesure où une partie de la problématique échappe à l’État, il était difficile d’avoir prise. Cette protestation, suivie et par les ouvriers portuaires et par les dockers – ce qui n’était pas systématique dans les précédents conflits – a clairement répondu aux mots d’ordre de la centrale CGT. L’épée de Damoclès demeure. Tant que l’on n’arrivera pas à diluer la CGT, comme elle l’a été progressivement au sein de la SNCF par exemple, elle restera une arme.
Vous assurez un rôle de vigie auprès de vos adhérents sur les plans maritime, ferroviaire et fluvial. Quels sont les sujets qui vont vous animer dans les prochaines mois ?
D.C. : L’attractivité et la compétitivité des ports reste un sujet pour permettre à la supply chain française d’être efficace et moins coûteuse. La démarche a été enclenchée dans le cadre de la stratégie nationale portuaire annoncée lors du CIMer de 2017 par Édouard Philippe. Les groupes de travail ont planché sur divers sujets. Nous serons très vigilants quant à la concrétisation dans les faits de la vision stratégique dessinée, avec notamment une gouvernance privée-publique afin d’éviter de reproduire certaines erreurs du passé, à savoir une compétition acharnée sur certains hinterlands ou filières. Les ports français gagneraient à travailler en coordination, y compris sur les investissements, comme nous l’a enseignés à nos dépens les déboires financiers de la plate-forme multimodale du Havre.
C'était peut-être la solution la moins dommageable mais ce n’était pas la meilleure décision. Maintenant, la réalisation d’une chatière** va être réalisée pour assurer un accès direct aux terminaux à conteneurs de Port 2000 qui a pénalisé les opérateurs pendant des décennies. Nous aurions préféré une écluse car entre-temps, les choses ont évolué. D’où l’intérêt d’une gouvernance bipartite qui indexe la stratégie d’investissement des ports à la réalité économique des opérateurs.
Vous avez une idée précise de ce schéma de gouvernance privée-publique ?
D.C. : Cela peut s' apparenter à ce qui été mise en œuvre pour France logistique. Le secteur privé – prestataires et chargeurs – se regrouperait sous un toit commun et serait l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Le pilotage reposerait sur un partenariat privé-public, avec la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) et celles des Affaires maritimes (DAM) d’un côté, et la communauté économique, de l’autre. L’idée est de parler d’une seule voix de part et d’autre, de façon à s’assurer de la prise en compte de la vision des professionnels dans la définition des priorités nationales et de planifier de façon concertée les actions et investissements.
On croit au renouveau ferroviaire parce qu’il se passe des choses avec le transport combiné sur les corridors internationaux »
Vous ne parlez pas du plan de relance ferroviaire ?
D.C. : Vous voulez dire le plan de sauvetage ! Car si on reste à ce niveau de performance et de coûts, dans 10 ans, le fret ferroviaire sera concurrencé par la route car nous aurons alors des solutions dans le transport routier avec une empreinte énergétique à peine supérieure, guère plus cher et avec une flexibilité plus grande. On croit au renouveau ferroviaire parce que la relance est enclenchée avec la filialisation de fret SNCF filialisée qui va la délester des problématiques d’endettement mais aussi parce qu’il se passe des choses avec le transport combiné sur les corridors internationaux. On va continuer à exercer une forte pression sur ces sujets car en représentant 80 % de la demande de fret ferroviaire, nous sommes un acteur influent. La logistique, qui doit permettre de mieux remplir les camions, de s’échanger des données, mieux tracer les flux… est un autre de nos sujets.
Vous avez fait partie des groupes de travail qui ont planché sur la stratégie portuaire nationale ? Qu’en ressort-il ?
D.C. : Nous avons participé aux travaux sur la gouvernance, la transition numérique et écologique et l’attractivité. Disons que les résultats obtenus sont bien minces étant donné le temps consacré à ces travaux et à l’énergie dépensée. Sur la transition numérique, le grand sujet est celui de la synchronisation des flux physiques et numériques et cela passe par un guichet unique portuaire qui reste à achever. Il doit être, selon les souhaits du Premier ministre, opérationnel dès cette année. Il doit orchestrer toutes les formalités des différentes administrations à travers un point d'entrée unique et regrouper physiquement les contrôles aux frontières. L’interopérabilité des deux systèmes communautaires d’informations (CCS développés parallèlement par les sociétés SOGET au Havre et MGI à Marseille, NDLR), est un autre sujet qui n’a pas été tranché. L’idée de généraliser cette interopérabilité à toutes les opérations physiques de la chaîne, sur laquelle a travaillé la Banque des territoires, pour déboucher sur une plateforme nationale numérique portuaire n’a pas non plus encore trouvé de solution.
Les CCS étant subventionnés à Anvers et Rotterdam, les chargeurs et commissionnaires ne paient que le coût marginal »
Mais que prônez-vous ?
D.C. : Ces sociétés n’ont pas la taille critique pour développer suffisamment vite les services digitaux nécessaires pour être efficaces et pertinents. Aussi se pose la problématique de la gouvernance des données qu’ils accumulent de façon gratuite mais dont les services sont payants. Nous estimons qu’elles doivent être encadrées plus strictement car elles sont stratégiques. Des systèmes intégrés existent à Rotterdam et à Anvers, mais il est vrai que là, les ports sont majoritairement détenus par des collectivités. Les CCS étant subventionnés, les chargeurs et commissionnaires ne paient que le cout marginal.
Les budgets d’achats en transport maritime des chargeurs ont-ils évolué du fait de l’application des nouvelles réglementations ?
D.C. : Jusqu’au 1er janvier 2020, les prix sont restés stables, donc les budgets transport l’étaient également. Pour 2020, les chargeurs savaient qu’il fallait s’attendre à des hausses, qu’il était difficile de calibrer faute de visibilité sur les différentiels de prix entre les carburants conformes et sans savoir non plus à quelle échéance les armateurs allaient répercuter la hausse subie dans de nouvelles formules de prix. Finalement, il s’est avéré qu’ils ont eu peu recours au fuel à 0,5 % en 2019. C’est donc cette année que l’augmentation des prix va se faire davantage ressentir. Tout dépendra de la disponibilité du pétrole dans les centres de soutage. Les raffineurs ont tendance à dire que ce sera erratique le temps de l’adaptation.
L’AUTF recommande de signer des contrats courts, à trois mois, car le prix du fuel est chahuté »
Les surcharges, vieux contentieux entre vous et les armateurs, ont-elles été un sujet de tension l’an dernier ?
D.C. : Les armateurs ont fait preuve d’inventivité pour avoir des formules de prix pas très clairs, excepté un ou deux comme Hapag-Lloyd, et surtout différents du voisin pour que l’on ne puisse pas les comparer. Notre association, par déontologie et par respect de la concurrence, ne veut pas rentrer sur ces sujets. On se contente d’exercer notre rôle de conseil en donnant des méthodes de calcul qui éclairent les chargeurs sur les formules de prix en cas d’ajustement du bunker, et des conseils dans leur contractualisation avec les armateurs.
Que recommandez-vous actuellement ?
D.C. : De signer des contrats courts à trois mois car le prix du fuel est chahuté. L’armateur est dans l’incapacité de se couvrir à un prix intéressant, il va donc prendre des provisions sur risques importantes. Certains armateurs se sont cependant engagés auprès des chargeurs à indexer le prix du LSFO (fuel à 0,5 %) sur le MGO (gasoil marin), dont les prix sont stables.
La Commission européenne a proposé en novembre dernier un renouvellement pour quatre ans, sans modifications, du règlement permettant aux transporteurs maritimes de déroger aux règles européennes de la concurrence. Vous étiez opposé à la reconduction du règlement sans aménagement. Comment réagissez-vous à cette décision ?
D.C. : On estime que l’environnement juridique et économique qui justifiait ce système dérogatoire il y a cinq ans a profondément évolué depuis. Nous avons renouvelé notre forte opposition via l’European Shippers’ Council (association des chargeurs européens), dont l’AUTF est un membre actif. Nous avons décelé beaucoup d’erreurs juridiques, d’incohérences et des préjugés favorables aux armateurs dans l’analyse des dossiers. Les données utilisées et les arguments retenus font débat. La mesure des 30 % de parts de marché, par exemple, repose sur des critères flous. Les rapports de l’ITF (l’International Transport forum de l’OCDE, NDLR) décrivant une situation assez dégradée en termes de qualité des services ont été complètement ignorées. Si les prix ont été maintenus bas, ce n’est pas par le fait de l’exemption mais de la surcapacité de l’offre. Nous avons sollicité une rencontre avec la commissaire européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager. Nous sommes prêts à aller plus loin juridiquement parlant, le cas échéant.
Le nouvel exécutif européen ne s’interdit pas de revoir les exonérations fiscales actuellement consenties aux deux « passagers clandestins » de la politique climatique européenne que seraient les secteurs maritime et aérien. L’AUTF soutient-elle une position sur la taxation carbone ?
D.C. : Basculer sur de l’hydrogène ou de l’ammoniac, produits de façon décarbonnée, sera forcément plus cher. Il faudra une transition. Nous ne sommes pas contre la taxation carbone à partir du moment où toute nouvelle fiscalité est anticipée, soit stable et ne soit pas remise en question à chaque loi de finances en France ou à chaque nouvelle commission et parlement en Europe tous les 5 ans. Et surtout qu’ elle ne génère ni de perturbation du marché, ni de distorsion de concurrence entre États-membres d’une part, et entre l’UE et les autres parties du monde par ailleurs. Car il s’agit de planifier des investissements de long terme sur des énergies alternatives, dont on ne sait à peu près rien, du coût, de leur intermittence, des réseaux… En Europe, nous avons déjà un système d’échange de quotas d’émission (Emissions Trading System, NDLR), qui fonctionne. Mais le maritime relève de l’OMI où s’exercent des stratégies de pays, de groupes, de régions, de filières…
L’AUTF est-elle considérée par les politiques publiques ?
D.C. : Nous avons salué la création de France logistique et nous sommes au sein de la gouvernance, seuls à représenter les clients finaux. Nous y serons très impliqués et experts sur certains sujets, comme la transition énergétique, les ports, et les enjeux de la formation.
Propos recueillis par Adeline Descamps
* Le terminal multimodal, livré en juin 2015 devait faciliter l’acheminement fluvial et ferroviaire des conteneurs vers et depuis Port 2000. La structure a été placée en redressement judiciaire quelques mois seulement après sa mise en service. Le terminal, dont le port est de facto devenu propriétaire suite à cette défection, a généré un investissement public de 147,8 M€, soit 10,9 M€ de plus que ce qui était prévu initialement en 2012.
**Ce chantier à 125 M€ vise à créer un passage protégé pour les barges. Après enquête publique, les travaux devraient commencer en 2021 pour une mise en opération en 2023. Le port du Havre a été accusé sur ce sujet de retarder le projet par crainte que les opérateurs ne préfèrent, quand ils auront le choix, la simplicité de l’accès direct via la chatière, aux ruptures de charge de la toute nouvelle plate-forme multimodale du Havre.