« Super-profits » : profits supérieurs à la normale et générés par un facteur exogène, selon une définition consacrée. Alors que les bénéfices exceptionnels saturent l’actualité et que leur redistribution électrise les débats, les dix plus grands transporteurs maritimes de conteneurs manifestent des premiers signes de faiblesse bien que les résultats nets aient encore doublé en un an pour la plupart et augmenté entre le premier et le deuxième trimestre pour six d’entre eux (Maersk, CMA CGM, Cosco, Hapag-Lloyd, Evergreen et ONE).
Si la crise sanitaire a offert aux plus grands armateurs mondiaux de porte-conteneurs un enrichissement pour le moins inhabituel et assurément hors sol dans un contexte de difficultés économiques généralisées, la guerre en Ukraine est en train de les faire revenir sur terre. À ce niveau, il n’y a plus de débat. Les indicateurs sont alignés et ils pointent vers le bas.
Rentabilité dégradée
Selon Alphaliner, sept des dix plus grands transporteurs maritimes ont vu leurs marges d’exploitation raboter sous l’effet conjugué de la chute des tarifs spot, de l'augmentation des coûts d’exploitation, notamment en lien avec l’envolée du prix du pétrole, et du ralentissement de la consommation mondiale. En moyenne, selon le consultant, le secteur a déclaré une marge d'exploitation de 56,3 % pour le trimestre, contre 57,4 % au cours des trois premiers mois de l'année. « Cosco, Evergreen et Maersk ont été les seuls transporteurs du Top 10 à rapporter une augmentation de leur marge au cours de la dernière période. Les sept autres compagnies ont vu leurs marges baisser ou plafonner, ZIM et Wan Hai enregistrant le plus fort repli », indique-t-il.
Pour la plupart des transporteurs ayant publié leurs résultats trimestriels ou semestriels, les coûts d'exploitation résultant des dépenses de manutention portuaires, de carburants ou d’affrètement, se sont en effet embrasés. Au cours des six premiers mois de l’année, Hapag-Lloyd a vu par exemple ses dépenses d’exploitation augmenter de 34 % (1,62 Md€) ce qui porte l’ensemble des charges liées à ses activités de transport à 6,38 Md€. En cause, le prix du fuel à faible teneur en soufre qui a coûté en moyenne 869 $/t au deuxième trimestre contre 550 $/t à la fin de 2021. En conséquence, ce seul poste a augmenté de 642,1 M€ pour atteindre 1,36 Md€. Il faut donc croire que la Bunker adjustment factor (BAF), qui permet aux armateurs de répercuter la hausse des prix de soute, n’a permis de couvrir que partiellement.
Maersk a encaissé pour sa part une hausse des coûts d'exploitation de 18 % (7,8 Md$), plombés par les dépenses de carburant (+ 69 %, 2,2 Md$ avec un combustible au prix moyen de 827 $/t). CMA CGM a vu ses coûts opérationnels grimper de 22 % sur un an, l’entreprise en grande partie lestée par les frais liés à l’avitaillement des navires (+ 75 % sur le premier semestre 2022). La facture carburant de l’armateur français a ainsi augmenté de 1,1 Md$ de plus par rapport à la même période il y a un an.
Bénéfice d’exploitation pour les premiers armateurs mondiaux de porte-conteneurs (excepté MSC qui ne publie pas ses comptes), activités maritimes exclusivement, données d’Alphaliner
Un marché à deux vitesses
Comme indiqué par ailleurs, les transporteurs ZIM et HMM, qui avaient vu leurs bénéfices exploser grâce à un positionnement sur le marché spot et le trade transpacifique, sont aussi ceux qui ont enregistré au cours du deuxième trimestre des recettes moyennes par EVP en repli. Pour les mêmes raisons que celles qui ont présidé à leur rapide fortune.
Le transporteur sud-coréen a ainsi déclaré un revenu moyen de 3 387 $/EVP en baisse de près de 9 % entre avril et juin par rapport aux trois premiers mois de l’année. La compagnie israélienne, cotée à la bourse de New York, a enregistré un taux de fret moyen de 3 596 $/ EVP, en recul de 7 %.
Dans le même temps, Maersk et Hapag-Lloyd ont vu leurs recettes augmenter de 9 % et 5 %, respectivement, pour atteindre 2 491 $ et 2 935 $, notamment grâce des contrats long terme bien orientés sur les trades les plus lucratifs. Le numéro deux mondial de la ligne régulière Maersk, qui a fait le forcing ces derniers mois sur les accords de long terme, a désormais 72 % de sa capacité sous contrats soit un peu plus de 1,9 MEVP. L’armateur allemand a placé la moitié de ses volumes 2022 sur des contrats à long terme (90 % d’une durée d'un an, 10 % de deux à trois ans).
Cet été, les courbes des taux contractuels et du spot se sont croisées. Les premiers, en hausse continue depuis plusieurs semaines, sont désormais plus élevés que les seconds, en perte de vitesse. « Tant que les taux contractuels resteront intacts, le secteur devrait voir s'élargir un marché à deux vitesses, différencié par les transporteurs qui ont signé des contrats à long terme à des taux élevés, et ceux qui comptent sur le marché au comptant », résume Alphaliner. À moins que la baisse de la demande mondiale emmène les deux marchés, comptant et à terme, vers les bas-fonds.
Fin du boom épique ?
Le boom épique du transport maritime a-t-il atteint son pic ? Révélateur, les taux de fret au comptant ont continué leur désescalade alors que la congestion portuaire, qui fait en principe grimper les prix en réduisant l'offre de transport effective, est restée à un niveau élevé.
À l’issue du premier semestre, l'indice de fret conteneurisé de Shanghai (SCFI), qui suit les taux de fret au comptant sur les principales routes commerciales à partir de Shanghai, avait encaissé plus d’une vingtaine de pertes hebdomadaires consécutives pour finir à fin juin à 4 216 $/EVP alors qu’il s'élevait à 5 047 $/EVP à la fin de l'année 2021. Les dernières données sur les taux spot publiées par le World Container Index de Drewry indiquent clairement une accélération de la tendance à la baisse. Entre Shanghai et Los Angeles, les taux ont diminué de 5 et 6 % ces deux dernières semaines (6 521 $) alors qu’il leur a fallu cinq semaines pour qu’ils se replient de 10 % auparavant. Entre Shanghai et Rotterdam, il faut payer 8 430 $ pour acheminer une boîte de 40 pieds, en recul de 9 % ces quinze derniers jours, alors que les prix étaient en retrait précédemment de 10 % mais en huit semaines.
Redistribution des profits
Le débat portant sur la redistribution des profits tombe bien mal. En France, une mission d'information parlementaire sur la taxation des profits exceptionnels doit rendre ses conclusions en octobre, juste avant l'examen du projet de loi de finances pour 2023.
Rejoignant le chancelier Olaf Scholz, Emmanuel Macron a annoncé le 5 septembre être favorable à une mise à contribution à l'échelle européenne des énergéticiens générant des « bénéfices indus » qui seraient redistribuée aux pays membres afin de redonner du pouvoir d'achat aux consommateurs européens. Une nuance de langage : la contribution est indexée sur le chiffre d'affaires, la taxe sur les bénéfices. L'armateur de porte-conteneurs français CMA-CGM, dont les bénéfices sont aussi considérés comme le fruit d’un « effet d’aubaine », serait donc épargné.
Mais jusqu’à quand alors qu’en Europe, la Grèce, la Roumanie, l'Italie, l'Espagne et même la Grande-Bretagne ont déjà instauré une taxe sur les « super-profits » avec chacun sa méthode sur leur définition.
Reprise des débats sur la taxe au tonnage
Grâce à la taxe au tonnage, les principaux transporteurs de conteneurs européens ont payé si peu d'impôts ces deux dernières années que ce régime fiscal, qui leur permet d’être taxés sur le tonnage net plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels, pourrait faire l’objet d’une révision. Sous la pression.
Selon les années, cette option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Ainsi, Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd s’en sortent ainsi avec des taux d'imposition compris entre 0,7 et 3,7 % (Maersk) en 2021 alors qu’ils auraient été 25 à 30 fois plus élevés. Dans un de ses rapports, l’OCDE a calculé que le taux d'imposition effectif dans le transport maritime mondial n'a été que de 7 % entre 2005 et 2019.
« Ce système permet de contrer la montée en puissance des compagnies maritimes étrangères et d’y préserver des emplois. Il est crucial que la France nous aide à maintenir ce jeu à armes égales », avait défendu Rodolphe Saadé en audition devant les sénateurs. « Si on les supprime, on va se retrouver en situation de désavantage par rapport à nos concurrents européens. Est-ce juste ? »
Un meilleur mécanisme ?
Rolf Habben-Jansen, le patron de Hapag-Lloyd, ne voit pas d’inconvénient à ce qu’il soit examiné mais met toutefois en garde contre un changement total du système, « à cause de deux années extraordinaires ». « Il faudra réfléchir longuement et sérieusement à la manière de le remplacer par un dispositif qui créera des conditions de marché égales, et qui sera potentiellement un meilleur mécanisme », a-t-il déclaré au média danois Shipping Watch.
Dans un entretien au titre de presse allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’homme d’affaires Klaus-Michael Kühne, le principal actionnaire de Hapag-Lloyd et du grand commissionnaire Kuehne + Nagel, avait trouvé excessifs les bénéfices engrangés par les compagnies. Tout en rappelant que « ces gains énormes sont le résultat de l'offre et de la demande ».
Adeline Descamps