L’initiative « Poséidon » pourrait-elle faire revenir les banques dans le financement des navires, qui s’est cruellement asséché ces dernières années ? Les banques européennes ont déserté le transport maritime alors que les prescriptions environnementales accroissent les besoins. Les institutions asiatiques assurent aujourd'hui un tiers du financement du secteur. Ce qui n'est pas sans poser problème.
Flécher en priorité les prêts bancaires vers les dossiers des compagnies maritimes les plus vertueuses ou en conformité avec les objectifs climatiques adoptés par l'OMI. Les 11 banques*, impliquées dans l'initiative « Poséidon Principles », s’y essaient en revisitant leurs critères d’évaluation dans l’octroi des crédits. Elaboré avec des acteurs du shipping (AP Moller-Maersk, Cargill, Euronav, Lloyd’s Register, Watson Farley & William), un référentiel servira de cadre commun aux prêteurs, bailleurs, garants financiers et agences de crédit.
« C’est une très bonne initiative si cela permet aux banques françaises de revenir dans le circuit du financement du shipping et de contester l’emprise du secteur bancaire chinois », réagissait « à chaud » Philippe Louis-Dreyfus. Celui qui fut président du Crédit naval et dirigea le département des financements maritimes de la Banque Dreyfus avant de reprendre la branche maritime du groupe n’est pas loin de penser que cela permettra de faire circuler les capitaux dans le sens de ceux qui prennent les « bonnes décisions » (environnementales). Louis Dreyfus Armateurs incarne cette entreprise qui s’est tournée vers le Private Equity, via les family office (famille Roullier et FFP, la holding de la famille Peugeot), pour pallier précisément l’asséchement bancaire.
« De par mon parcours, j’ai suivi ces questions d’assez près et j’ai vu combien les établissements bancaires peuvent être volatiles, désertant quand le fret et les prix des bateaux étaient au plus bas, après avoir largement financé, quand l’argent était facile, des groupes qui, pris dans une surenchère mondiale, ont commandé des navires de façon spéculative dont ils n’avaient pas besoin. La gestion patrimoniale s’accommode mal de ces grands écarts. Les family offices portent notre vision de long terme », justifie le dirigeant.
Depuis la crise financière de 2008, le système s’est en effet grippé (l’encours mondial de crédit est passé de 450 à 398 Md$ entre 2010 et 2015), après avoir largement financé la surcapacité actuelle même si les banques se défendent d’en avoir été complices. Tout a en fait concouru à l’asséchement : la forte dépréciation des actifs navals, la volatilité inhérente à ce secteur, l’amplitude des variations des taux de fret, l’endettement critique de certains acteurs…
Exigence en fonds propres
Le financement n’en demeure pas moins crucial, à l’heure où les prescriptions environnementales actuelles ou à venir accélèrent le besoin de renouvellement des flottes (face aux coûts parfois dissuasifs à rétrofiter les navires pour les mettre en conformité, cf. plus bas) et précipitent l’obsolescence des navires (l’âge au-delà duquel un tanker ne trouve plus acquéreur est passé, depuis 2012, de 20 à 15 ans, selon le Conseil supérieur de la Marine marchande). Et ce d’autant que les banques n’en finissent plus de se prémunir de garde-fous.
« Après Bâle I, II, III, les accords de Bâle IV, dont l’entrée en application est fixée à 2022, annoncent un nouveau durcissement des règles d’appréciation du risque qui va exiger des quantités plus importantes en fonds propres pour pouvoir emprunter », expliquait à l’occasion d’une rencontre organisée par Armateurs de France Alexandre Armedjian, qui supervise le financement maritime à la Société générale CIB, l’un des principaux acteurs mondiaux du secteur. « 17 ans d’expérience et plus d’une centaine d’opérations dans les crédits aux acquisitions de navires » au compteur, revendique-t-il. L’établissement français figure notamment, aux côtés de la BEI (Banque européenne d’investissement), au tour de table financier du Honfleur de Brittany Ferries alimenté au GNL et des porte-conteneurs GNL commandés par CMA CGM.
« Selon nos calculs sur la base de la première version car le sujet est encore en discussion au niveau européen, poursuit-il, cela signifierait qu’avec le même capital, une banque pourra faire trois fois moins d’opérations mais trois fois plus cher à rentabilité équivalente ».
Mais sans cela, les niveaux d’exigences bancaires semblent avoir déjà bien évolué. « Les banques plafonnent aujourd’hui leur contribution à 60 % du montant de l’investissement et imposent à leurs clients un apport en fonds propres à hauteur de 40 % », indique le CSMM dans un rapport intéressant sur le sujet**.
Financement problématique du fait même de la nature du tissu armatorial français
En France, le financement des armements français est aussi problématique du fait même de la nature du tissu armatorial français, « majoritairement constitué de sociétés familiales dont les moyens en fonds peuvent avoir des difficultés de régénérescence, notamment en période de marché bas, où on ne peut pas bénéficier de l’effet favorable de la taxe au tonnage » (impôt forfaitaire calculé en fonction du tonnage de sa flotte, en remplacement de l’impôt sur les sociétés, Ndlr), indiquait lors d’un échange avec la presse Fernand Bozzoni, PDG de Socatra et de commission Financement au sein d’Armateurs de France. Leur structure en capital familial exclue en outre certaines alternatives. « L’investissement privé est peu envisageable car on est bien loin des taux d’intérêt attractifs à 10 ou 14 % ».
D’où la nécessité de promouvoir « une place financière de Paris forte avec une capacité experte dans le financement du shipping », défend Alexandre Armedjian. Si les banques françaises ont largement participé au mouvement de désengagement du risque maritime depuis la crise financière de 2008 (l’encours mondial de crédit est passé de 450 à 398 Md$ entre 2010 et 2015), les trois premières font encore partie des 40 mondiales engagées dans le secteur avec un encours cumulé de 34 Md$ (selon le CSMM, en 2017), certes loin de celui des banques allemandes (68 Md$) ou scandinaves (51,2 Md$). Mais leurs homologues européennes réduisent la voilure ou se retirent du marché (le cas des Britanniques Royal Bank of Scotland et Lloyd’s Bank ; des Italiennes Intesa et Unicredit ; des allemandes DVB, Commerzbank, Deutsche Bank, etc.).
128 Md$
Le haut du classement est désormais trusté par des banques asiatiques (dont EXIM Bank of China, celle-là même qui met Bourbon dans une situation extrêmement difficile en lui réclamant ses créances). Leur encours a été multiplié par deux en cinq ans, totalisant peu ou prou 128 Md$, soit un tiers de l’enveloppe mondiale allouée au shipping (254 Md$ pour les banques européennes).
Ce qui n’est pas sans poser problème : « Ces établissements affichent une préférence marquée pour une participation au capital des entreprises auxquelles elles prêtent dans une stratégie de prise de contrôle », explicite le CSMM. Dans l’environnement hautement concurrentiel du transport maritime, la difficulté de se financer devient donc vite stratégique : « C’est risquer la dilution du capital, voire la perte de contrôle. Dans les deux cas, c’est la pérennité des armements français qui serait compromise, à tout le moins leur intégrité nationale » alerte le CSMM. D’où le combat acharné d’Armateurs de France auprès du législateur pour faire reconnaître le caractère stratégique de la flotte marchande dans la loi du 20 juin 2016 sur l’Économie bleue et l’urgence « de dispositifs de garantie publique ou d’outils de financement spécifiques ».
Adeline Descamps
*Citi, Société générale, DNB, ABN Amro, Banque d’Amsterdam, Crédit agricole CIB, Danish Ship Finance, Danske Bank, DVB, ING et Nordea. Elles revendiquent un portefeuille de prêts fléchés vers l’industrie maritime de l’ordre quelque 100 Md$
** Le financement du renouvellement de la flotte marchande, octobre 2018
Évolution de l’encours crédit au shipping des banques françaises (en Md$)
Banque |
2013 |
2017 |
Crédit Agricole CIB |
16 à 18 |
12 à 13 |
BNP Paribas |
10 à 12 |
5 à 7 |
Natexis BPCE |
4 |
1 |
Société générale |
4 à 6 |
3 à 4 |
CIC |
2 |
2 |
Source : Le financement du renouvellement de la flotte marchande, octobre 2018
Être en règle coûte
La conformité aux réglementations internationales ne sont pas sans impacts financiers. Pour ne prendre que les prescriptions environnementales d’actualité, telle l’IMO 2020 qui vise à plafonner le soufre dans les carburants marins, l’installation d’un scrubber sur un navire neuf oscille entre 6 et 7 M€ l’unité et 800 K€ de coût de fonctionnement et d'entretien annuel (pour un ferry ou un pétrolier par exemple), 4 M€ l’unité en rétrofit (hors pertes de recettes durant les 40 jours nécessaires à son installation). Un navire au GNL exige un surcoût de 20 % à la construction, soit environ 40 M€. La différence de coût à la tonne entre le fioul lourd (IFO380) et un carburant conforme (VLSFO) est estimé, selon les dernières cotations entre 150 et 210 $ par tonne et il y a encore quelques semaines, entre 275 et 350 $/t. Quant à la convention sur le traitement des eaux de ballast, dès le 8 septembre obligatoire à l'ensemble de la flotte, le coût d'un système sur les navires en construction varie entre 500 K€ et 2 M$ et de 2 à 4 M$ en rétrofit (sans compter les 20 jours d’immobilisation du navire).
Amélioration du cadre fiscal, l’urgence
Dans le cadre de derniers Comités interministériels de la Mer (CIMer), Armateurs de France a défendu plusieurs propositions visant à faciliter l’investissement maritime. Parmi celles-ci, l’adaptation du mécanisme de crédit-bail de façon à en maintenir l’attractivité auprès des banques. L’organisation professionnelle propose notamment de réviser la durée d’amortissement progressif à la baisse en l’alignant sur le dispositif mis en place pour les navires de pêche (soit six ans d’amortissement) et/ou d’augmenter le coefficient d’amortissement dégressif. Elle défend en outre l’introduction des dépenses d’arrêt technique majeur(installation de systèmes de traitement des eaux de ballast ou de scrubbers par exemple) dans les charges exceptionnelles déductibles par le bailleur. La fédération planche enfin sur des alternatives de financement permettant un renouvellement de la flotte, comme la possibilité d’intégrer des sources privées dans un fonds qui posséderait une technique propre de financement des navires.