« Actionnaire, votre vote compte », indique la page d’ouverture du site web d’Euronav qui redirige vers une lettre ouverte de cinq pages dans laquelle Grace Reksten Skaugen, la présidente du conseil de surveillance, bat la campagne pour rabattre les derniers actionnaires indécis, égarés ou simplement hagards face au spectacle déballé depuis des mois par l’un des premiers opérateurs mondiaux du transport maritime de pétrole.
« Nous avons maintenant besoin de votre soutien pour empêcher la CMB de perturber la stratégie (…) qui a fait de votre entreprise la plus grande entreprise de transport pétrolier cotée en bourse, offrant aux actionnaires, depuis le 1er janvier 2020, un rendement de 69 % bien supérieur à celui des pairs de 29 % ».
Saison 4. Épisode 18. Guerre de mots. Guerre d’usure. Quand les chefs d’entreprise empruntent le code sémantique de prétendants à un mandat politique. Chaque vote comptera en effet à l’assemblée générale extraordinaire qui doit se tenir le 23 mars à la demande de la Compagnie maritime belge (CMB), l’un des deux principaux protagonistes dans ce long huis-clos. Après avoir déstabilisé le projet de fusion avec le concurrent historique Frontline, porté par l’autre actionnaire, la société, dirigée par la famille d’armateurs Saverys, est désormais engagée dans une croisade pour décider de ce que doit être Euronav demain.
Climat polaire
Le 23 mars, les actionnaires ne devront pas seulement se prononcer sur la nouvelle composition du conseil de surveillance, à savoir le renouveler complètement ou le modifier, mais décider indirectement du futur maître des lieux et donc de la stratégie qui sera mise en œuvre. Le climat est polaire au sein d’Euronav où se joue dorénavant une partie à trois bandes depuis que l’actuel conseil d’administration est entré dans la mêlée.
Après la course à l’échalote pendant plusieurs mois entre la CMB et Famatown Finance Ltd, la société gérant les participations de John Fredriksen, désormais actionnaires à parts égales (25 %), le terrain de jeu s’est déporté sur les instances de gouvernance et la stratégie.
Le compromis « à la proportionnelle », proposé par l’actuel conseil d’administration, consistant à offrir deux sièges à chacun des deux principaux actionnaires tout en préservant l’équilibre du conseil de surveillance actuel, n’a pas convaincu.
La CMB reste ferme dans sa demande sans équivoque : la résiliation immédiate de l’ensemble des membres de cette instance de gouvernance (Anne-Helene Monsellato, Grace Reksten Skaugen, Steven Smith, Anita Odedra et Carl Trowell). Impensable pour l’actuelle direction, pour laquelle cela « conduirait à une représentation disproportionnée des intérêts dans la salle du conseil, au seul bénéfice de la CMB » et contreviendrait aux critères d'indépendance fixés par le Code belge de gouvernance d'entreprise.
Prise de contrôle sans projet ?
Dague sortie, Hugo De Stoop, dans l’entreprise depuis 20 ans où il a exercé plusieurs responsabilités avant d’en devenir le PDG en 2019, n’a pas fait dans les éléments de langage lors de sa présentation d’une heure le 27 février.
La nuance n’y avait pas sa place. D’un côté, une stratégie de pure-player éprouvée, reflétant la capacité de la direction actuelle à naviguer à travers les cycles économiques propres à ce secteur, créatrice de valeur pour les actionnaires, en progrès dans la transition énergétique et avec des orientations claires au long cours.
De l’autre, de son point de vue, un changement de contrôle et la mise en œuvre d'une stratégie précipitée (de décarbonation et de diversification), « sans avantages de consolidation ni économies d'échelle », « dépourvue de plans concrets et aux calendrier, étapes et processus flous », brouillonne, « risquée », qui « portera fondamentalement atteinte à l'entreprise et aux intérêts des actionnaires ». En fin de compte, la famille Saverys est accusée de vouloir prendre le contrôle « à bon marché », sans lancer d'offre publique d'achat et sans prime aux actionnaires.
Une diversification impossible ?
La CMB porte en effet un autre projet pour Euronav, dont elle veut diversifier la flotte pour sortir du pétrole brut et pénétrer de nouveaux segments de marché. « La diversification n'a jamais, jamais, jamais fonctionné, rétorque Hugo De Stoop. Les investisseurs détestent cela, appliquent une décote de 20, 30 voire 40 %. « Il faut survivre pour avoir un avenir durable », assène le dirigeant, paraphrasant la CMB. « L'ammoniac n’existe actuellement pas comme carburant. La flotte actuelle d'Euronav ne peut pas transporter d'ammoniac. Nous n’avons ni l’expertise ni la licence pour gérer d'autres types de navires. Il n’est pas facile de réaliser des économies d'échelle en gérant des actifs de différents types », égrène-t-il.
Les arguments employés sont parfois un peu faciles à l’emploi. « Le fait de se détourner des pétroliers pourrait même augmenter les émissions de CO2, car ces mêmes pétroliers ne disparaîtront pas. Il est probable qu'ils seront exploités par d'autres propriétaires beaucoup moins scrupuleux. Tant qu'il y aura un besoin de transport de pétrole, il est important que les entreprises soient transparentes, suivent des règles strictes et respectent les règles environnementales, comme le fait Euronav ».
La société s'est engagée à ne produire aucune émission nette d'ici 2050 avec un objectif intermédiaire de réduction de 40 % des émissions de CO2 d'ici 2030 et prétend être la première société de pétroliers à prendre un tel engagement.
Le pétrole n’est pas mort
Sur le fond, l’actuel conseil d’administration, dont les cinq membres ont un parcours dans les secteurs du transport maritime, du pétrole et du gaz et de la finance d'entreprise, a surtout la conviction que le pétrole n’est pas mort et que les marchés pétroliers ne sont pas une industrie en déclin.
Il reste aussi convaincu que la consolidation du secteur du transport de pétrole brut restera un facteur clé de valorisation. « La consommation de pétrole brut atteindra probablement un pic au cours de cette décennie mais son déclin sera probablement progressif et prolongé. Cela signifie que les acteurs du marché auront inévitablement besoin d'une plus grande échelle concurrentielle pour servir les grands clients. Étant donné la nature fragmentée actuelle du secteur, le potentiel de croissance de la société est pratiquement illimité. »
Pour prouver le bien-fondé de sa stratégie, Brian Gallager, neuf ans chez Euronav, en charge des relations extérieures (donc avec les actionnaires), appelle à la rescousse les chiffres, par définition têtus. L’entreprise a présenté un quatrième trimestre de bonne tenue, après plusieurs exercices rouge carmin : 235 M$ de bénéfice net au quatrième trimestre 2022 et 907 M$ de liquidités. « La valeur marchande de la société est passée de 2,7 à 3,5 Md$ entre 2020 et fin 2022. En outre, entre les dividendes versés et les rachats d'actions, Euronav a restitué 525 M$ de capital aux actionnaires ».
Les perspectives sont bonnes, assure le cadre-dirigeant : « chaque augmentation de 5 000 $ des taux journaliers pour les VLCC/suezmax au cours de l'année rapportera 85 M$ de bénéfices ».
Quant à son plan de valeur 2023, il est prévu une croissance de la flotte de 10 % pour 2023/24, sachant que le transporteur de brut est engagé dans un rajeunissement de sa flotte, ayant ramené l’âge moyen de ses VLCC de 8,8 ans à 7,3 ans entre 2020 et 2023 et celui de ses suezmax de 11,8 ans à 8,5 ans. En vendant neuf VLCC et 13 suezmax depuis 2020, au prix fort, l’entreprise belge a dégagé par ailleurs la plus-value qui a servi en partie à commander 15 navires de conception plus écologique.
Que va faire John Fredriksen le 23 mars ?
Que sortira-t-il de cette épreuve de force dont l’enjeu est l’avenir de l’entreprise ? S’il ne sera pas le juge de paix, John Fredriksen détient les clés pour faire basculer dans un camp ou dans un autre.
L’homme d’affaires norvégien est étrangement passif depuis le retrait unilatéral de Frontline de l'accord de fusion avec Euronav (qui fait l’objet d’une autre bataille, celle-ci devant les tribunaux).
Le magnat du transport maritime, principal actionnaire de Frontline, a été impliqué dans de nombreuses grandes affaires du secteur des pétroliers au cours des vingt dernières années, et pas toujours fructueuses (OSG, General Maritime, DHT, Gener8 Maritime). Euronav (25 %) et International Seaways (17 %) sont ses dernières prises.
La petit histoire raconte qu’en 2008, il s'est vu remettre le couvre-chef de Commodore de la Connecticut Maritime Association par celui qui l'avait porté l'année précédente, le PDG d'OSG Morten Arntzen.
John Fredriksen lui aurait alors discrètement glissé à l’oreille, sur l'estrade, qu'il venait d'acquérir 10 % de sa société. Mythe ou réalité, l’homme est connu pour ses raids sans affect.
Personne ne sait en tout cas ce qu’il va faire d’ici le 23 mars. Quoi qu’il en soit, la stratégie déployée par le trublion dans toutes ses opérations est plus proche des façons de faire et de penser de l’actuel conseil d’administration : sens aigu de la création de valeur, partage d’intérêts avec les investisseurs. Il est aussi difficilement imaginable que l’homme se retourne contre la stratégie dans laquelle il voulait se fondre, lui le maître d’œuvre du projet de fusion qui aurait donné naissance à un titan dans le transport maritime de pétrole.
Adeline Descamps