« Le droit maritime a toujours une catastrophe de retard », se plait-on à dire dans le transport maritime pour traduire le fait que le moindre événement génère une réaction réglementaire. D’ores et déjà, les expressions se multiplient pour analyser ce qui peut ressortir du « chaos Even Given ». À fortiori au regard des enjeux financiers.
Que les questions sont nombreuses. Qu’elles restent sans réponses. Le monde – grâce à la focale des TV du monde entier – a pu saisir le moindre mouvement de vie du porte-conteneurs échoué dans le canal de Suez, devenu le temps d’une semaine le « sacré cœur » d’une planète semi confinée. À cette occasion le quidam, et plus encore les médias, a découvert tout à la fois « les navires géants », un territoire de concentration du commerce international et pourra peut-être bientôt faire l’amère expérience des conséquences : le retard d’approvisionnement des marchandises, effet pour l’heure invisible.
Le canal de Suez n’aura jamais autant mérité son appellation de « choke point », ces détroits, isthmes et canaux, ainsi nommés en raison de l’étranglement qu'ils imposent à la circulation mondiale du fret (temps d’attente du transit, vitesse réduite…) et de leur vulnérabilité à leur environnement, parfois climatique, parfois politique.
Ces passages - les canaux artificiels comme Suez, mais aussi naturels comme le détroit d'Ormuz dans le golfe Persique et le golfe d'Oman ou le détroit de Malacca entre la péninsule malaise et l'île indonésienne de Sumatra - font pourtant partie des plus importantes routes maritimes mondiales. Le moindre blocage au transit des navires marchands peut se payer en retards d'approvisionnement et en taux de fret plus élevés. C’est ce que rappelle en premier lieu l’expérience de l’Ever Given.
« Ces incidents montrent l'impact immédiat que peut avoir le blocage de l'une des principales routes maritimes du monde et soulignent à quel point le commerce mondial est devenu dépendant des méga-navires. Entre 10 et 12 % du commerce mondial passe par le canal de Suez, où plus de 50 navires transitent chaque jour. Lloyd's List a estimé qu'environ 10 Md$ de trafic maritime quotidien pourraient être interrompus par ce blocage », pose le capitaine Rahul Khanna, spécialiste des risques maritimes chez Allianz Global Corporate & Specialty, qui se sert de l’événement pour dresser une longue liste des risques mis en exergue par la fermeture du canal.
Les coûts peuvent rapidement grimper, en particulier en ce qui concerne les dommages au canal » Rahul Khanna, expert des risques maritimes chez Allianz
Dommages collatéraux
Alors qu’une enquête sur la cause de l'accident a été ouverte – avarie machine ? Erreur humaine ? Problèmes machines avant ou pendant ? ...–, les premières reconstitutions AIS ont orienté les analystes vers la conjugaison de plusieurs effets de vent, de banc (« succion par un banc », qui se produit lorsqu'un navire se rapproche du bord d'un canal) et de berge. « Le Ever Given s'est approché deux fois de la rive ouest avant de virer à droite et de s'échouer sur la rive est », indique Maritime Casualty Specialists. Quoi qu’il en soit, les gestes de l'équipage et le respect des règles par l'exploitant du navire feront l'objet d'un examen minutieux, au regard des effets collatéraux.
Il est encore trop tôt pour se prononcer sur le lien de causalité de cet incident, concède Rahul Khanna. « Cependant, les scénarios de sinistres potentiels pourraient inclure des dommages à la coque et au moteur du navire (s'il y a eu un problème de panne des machines), des dommages à l'hélice et à son axe, des coûts de sauvetage et de retrait du navire, qui peuvent rapidement grimper, en particulier en ce qui concerne les dommages au canal, la perte de toute marchandise périssable dans la cargaison et des demandes d'indemnisation pour interruption d'activité et perte de revenus à la suite de ce blocage », liste-t-il.
Dimensionnement des secours
L’événement pose aussi des questions de dimensionnement des secours quand il s’agit de déloger un navire haut de 5 à 6 étages avec son chargement de 18 300 EVP coincé à un endroit où la lame d'eau est faible sous la quille.
La section du canal de Suez où se trouvait l'Ever Given est la partie la plus étroite du canal. L’une des deux sociétés mandatées par le propriétaire du navire pour les interventions de remorquage, Smit Salvage, qui s’était déjà illustrée sur le renflouement du paquebot Costa Concordia qui avait fait naufrage en 2012 au large de la Toscane, n’a pas hésité à mettre en exergue ces contraintes pour valoriser son expertise en la matière. « Mais toutes n'ont pas l'expérience de ce type de navires », ajoute Allianz. Son coût – estimé par certains à un peu moins de 10 M$, finalement peu en comparaison des 500 M€ du sauvetage du Costa Concordia, – sera sans doute scruté par les propriétaires de navires.
Une perte importante, non seulement pour le navire, mais aussi pour tous les autres navires bloqués » Bruce Carnegie-Brown, président du Lloyd’s de Londres
Responsabilités en cascade
Les responsabilités en cascade dans le secteur maritime sont connues. Plusieurs polices d'assurance entrent en jeu pour couvrir les dommages aux navires ou aux marchandises durant le transport, depuis le site de provenance jusqu'à la destination finale. Les assureurs proposent notamment des couvertures « coque et moteur » des navires contre le risque de dommages physiques. D'autres types de contrats, équivalents de la responsabilité civile, permettent aussi d'assurer les dommages aux tiers durant le transit.
Aucun P&I ne s’aventurera à chiffrer le préjudice mais tous promettent de longues procédures judiciaires. À peine le Lloyd's de Londres se hasarde à assumer une « perte importante, non seulement pour le navire, mais aussi pour tous les autres navires bloqués ». L‘affaire inquiète le marché de l'assurance, qui a déjà encaissé une perte avant impôts de 900 M£ (1,2 Md$) en 2020 en raison de la pandémie.
Les demandes d'indemnisation au titre de l'assurance responsabilité civile pour les navires et les cargaisons touchées par le retard devraient incomber dans un premier temps à l'assureur responsabilité civile du porte-conteneurs, en l’occurrence le UK P&I Club. Mais le P&I fera également appel à la réassurance, dont une partie sur le marché du Lloyd's, ce qui fait dire à son président Bruce Carnegie-Brown, dans une déclaration à Reuters, que le Lloyd's pourrait devoir couvrir 5 à 10 % du total des demandes de réassurance.
Effets domino
Ce ne sont pas tant les pertes liées au navire échoué et aux biens transportés par l'Ever Given qui inquiètent mais celles liées aux 400 navires impactés qui peuvent exiger des indemnités. Mais dans un contexte où congestion des ports et pénurie criarde de conteneurs constituent depuis plusieurs mois le quotidien des acteurs du secteur, des demandes d'indemnisation pour retards de livraison s’avèrent épineuses.
Les pertes financières n’en sont pas moins réelles. Navires immobilisés, déroutés, réorientés…Alors que le porte-conteneurs coincé a été libéré, quelques jours encore seront nécessaires pour dompter la longue file d’attente de navires qui se sont accumulés au fil des jours par centaines de part et d’autre du canal.
Le seul cas de MSC est emblématique : 20 navires à l’ancre aux deux extrémités du canal tandis que 15 avaient été réorientés par le Cap de Bonne espérance. Si certains poursuivent leur chemin par l’Afrique, la reprise des flux par le canal de Suez a conduit certains transporteurs à rétablir les itinéraires vers Suez. Mais surtout, les transporteurs viennent de perdre deux semaines de capacité dans un contexte qui leur est pourtant favorable.
L’effet domino est préjudiciable. La fermeture du canal de Suez et l'accumulation du trafic aux entrées de la voie maritime stratégique sont intervenues à un moment critique pour les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le transport par conteneurs est fortement sollicité en raison d’une explosion de la demande de transport depuis plusieurs mois et des restrictions sanitaires qui ont perturbé les expéditions. Les constructeurs automobiles, les fabricants d'ordinateurs et les détaillants sont confrontés à d'énormes retards – mettant à mal la production – et à des ruptures de stock.
Accalmie avant affluence dans les ports à l'arrivée
Pour se remettre sur les rails, les transporteurs peuvent être tentés d’annuler des départs et/ou des services. Ils pourraient aussi opter pour le déchargement des cargaisons destinées à plusieurs ports européens dans un seul port afin de permettre le retour en accéléré en Asie. La marchandise serait alors distribuée par feeders.
Ce sont ces flux que les ports européens vont avoir à gérer après une brève période à bas régime car les importations initialement prévues ont été retardées et vont désormais déferler au même moment. Hambourg ne sera pas le premier port d'escale sur les routes entre l'Asie et l'Europe, mais il a d’ores et déjà aménagé un espace de stockage supplémentaire dans le port (environ 100 000 m²) dans la perspective d’un raz-de-marée. L'autorité portuaire de Göteborg et le gestionnaire du terminal APM Terminals Nordic proposent une réduction aux navires qui se détourneraient vers le port suédois.
L’accident reste rare. Il n’y a eu ni victimes ni pollutions » Evergreen
Gigantisme à revoir
Enfin, la situation chaotique permet de réarmer certaines convictions et critiques. « Les assureurs avertissent depuis des années que la taille croissante des navires entraîne une accumulation plus importante de risques », indique Rahul Khanna chez Allianz. « Ces navires génèrent des économies d'échelle pour les armateurs, mais aussi un coût disproportionné lorsque les choses tournent mal ».
« Les porte-conteneurs sont devenus trop grands, faisant peser trop de pression sur les grands ports et la logistique terrestre », indique aussi l’association des chargeurs européens (European Shippers' Council) dans un communiqué. « Les compagnies européennes de la ligne régulière ont considérablement réduit le nombre de ports pour les services d'escale directe. En conséquence, les plus grands ports européens sont utilisés encore plus intensément. Dans la situation actuelle, le transport d'un conteneur jusqu'à sa destination nécessite des mouvements de transport plus nombreux et plus longs, par transport maritime à courte distance, camion, rail ou barge. »
« L’accident reste rare. Il n’y a eu ni victimes ni pollutions », calme le service communication d’Evergreen. Il ne s’agit pas non plus de l’Exxon Valdez qui a condamné les pétroliers à simple coque. Criculez, rien à normer ou à légiférer.
Des navires très en retard, des ports très congestionnés, des conteneurs qui font fatalement défaut là où ils sont attendus…toutes les conditions sont réunies pour électriser les taux de fret. Pour l’heure, ils restent sages… à un niveau élevé.
Adeline Descamps