Shanghai émerge de la longue léthargie qui paralyse ses activités depuis mars. À en croire les autorités portuaires, le premier port chinois, qui traite un cinquième des exportations du pays, a quasiment restauré sa productivité avec un fonctionnement à 95 % de son cours normal. En avril, alors que 100 000 conteneurs étaient traités par jour, le moteur à induction de la Ferrari portuaire mondiale avait dû sacrifier quelques chevaux en ronronnant à 35 % de son potentiel.
Les professionnels opérant sur place paraissent plus mesurés et s’en tiennent à un retour à 50 % de la normale, en faisant valoir toujours les contraintes pour le transport terrestre, capital pour acheminer les marchandises vers les marchés de consommation. Or, les barrages routiers, les contraintes de mobilité, les restrictions sanitaires, qui exigent des chauffeurs routiers des tests négatifs et des quarantaines s’ils viennent de zones infectées, limitent leur accès aux zones portuaires. Pourtant, la direction du port de Shanghai assure que les camions peuvent à nouveau circuler normalement.
Le ministère chinois des Transports a indiqué pour sa part que les principales artères ont été rouvertes à la circulation tandis que la levée complète des restrictions de la ville est prévue pour le 1er juin. Dans une déclaration par visioconférence, le premier ministre Li Keqiang a en outre fait passer sa liste de priorités à quelque 100 000 employés de l'État. La facilitation de la circulation des camions entre les provinces en fait partie.
Calme étrange
Outre-Atlantique, il y a un calme étrange, comme celui qui précède une tempête. Selon le Marine Exchange of Southern California, au 27 mai, la file d'attente au large de Los Angeles/Long Beach est tombée à 29 porte-conteneurs. C'est le niveau le plus bas depuis début août 2021. Les ports jumeaux n'ont plus qu'un quart de l'arriéré accusé au début de 2022. Les arrivées de porte-conteneurs pour le complexe de San Pedro sont même revenues aux niveaux observés en 2018 et 2019.
Une explication. Xeneta a relevé que 63 navires d'une capacité de 517 300 EVP avaient été supprimés de la ligne Asie-Côte Ouest au cours des cinq dernières semaines. Les trois alliances - 2M, Ocean Alliance et THE Alliance – ont en effet annoncé des blank sailing pour le second trimestre. Selon projet44, l'Alliance 2M devrait avoir supprimé 39 % de ses traversées dans le monde entre le 25 avril et le 12 juin, Ocean Alliance, 37 % et THE Alliance, 33 %.
Contrairement aux précédentes vagues, la baisse de la demande d'importation (deuxième trimestre 2020) ou la file d’attente des navires dans les ports destinataires des exportations (fin 2021) ne sont plus seulement en cause. « Aujourd'hui, il semble que les transporteurs annulent des départs à la fois en raison de la congestion, de la réduction des exportations de la Chine et de la réduction de la demande d'importation. » La conjoncture s’adapte aux tensions géopolitiques.
Apparente amélioration dans les deux ports les encombrés
L’apparente amélioration de la côte ouest-américaine peut aussi s’expliquer par le grand mouvement vers l’Est observé depuis plusieurs mois désormais. Sur le volume total des conteneurs d'importation, la part des cinq premiers ports de la côte est-américaine est passée à 45,4 % tandis que ceux de l'Ouest ne représentaient plus que 41,2 %. Tous les ports de la côte Ouest, à l'exception de Seattle, ont traité 82 000 conteneurs de moins. Le port de Los Angeles a traité 442 912 EVP en avril, soit une baisse d'environ 33 000 EVP par rapport à mars, alors que York/New Jersey le talonne avec 441 556 EVP.
La question que tout le monde se pose mais dont nul ne connaît la réponse : que va-t-il se passer lorsque Shanghai sera totalement déconfiné ? Faut-il s’attendre à un nouveau torrent de boites en direction de l'Ouest ?
Priorité aux conteneurs pleins de matières premières
« Il faut supposer qu’une fois les confinements levés en Chine, la priorité sera d’évacuer les importations de conteneurs pleins, dont beaucoup contiennent des matières premières nécessaires au fonctionnement des usines de l'arrière-pays. À l’export, les conteneurs sont chargés des marchandises produites avant ou pendant le verrouillage, mais retenues jusqu’à présent dans les usines », indiquent Winward, qui pour donner une image plus globale de la congestion (sans se limiter uniquement au temps d'attente à l'extérieur des ports) a croisé ses informations basées sur l’intelligence artificielle avec celles de Sea-Intelligence de suivi des mouvements de navires et des à-coups sur la chaîne d'approvisionnement.
« Il n'y a aucun moyen de savoir combien de conteneurs sont, ou peuvent déjà être, remplis et prêts à être transportés mais on peut avancer que la quantité est substantielle. Pour que ces opérations fonctionnent efficacement, le port doit d'abord être délesté des boîtes vides, ce qui prendra du temps. S'ils ne sont pas dégagés ou considérablement réduits, les mouvements de chargement des exportations risquent de ne plus pouvoir se dérouler aussi facilement qu'à l'accoutumée », avertissent les deux sociétés, évoquant un effet « ketchup » dans les ports étrangers. « Cet effet sera d'autant plus important que les ports américains et européens souffrent déjà de niveaux de congestion très élevés et, dans le cas des États-Unis, d'une productivité bien plus faible ».
Restauration des capacités ?
De son côté, Maersk prévoit l’introduction de la taxe de séjour sur les conteneurs, tant de fois annoncée dans les ports californiens, reportée de semaine en semaine, mais jamais entrée en vigueur. « La probabilité que la taxe soit mise en œuvre a augmenté de manière significative ce mois-ci », a indiqué la compagnie dans une note à ses clients, anticipant sur l’afflux de boîtes retenues à Shanghai.
Selon Sea-Intelligence, sur la base du déploiement actuel des navires, les transporteurs devraient augmenter sensiblement leur capacité sur le transpacifique à partir de la semaine 22 (jusqu’au 5 juin), et dans une proportion relativement moindre sur l'Asie-Europe, ce qui indique un début précoce de la haute saison 2022.
« On observe une forte augmentation de la capacité offerte sur trois mois [semaines 20 à 31] avec la semaine 22 en point d’inflexion. La capacité offerte sera ainsi passée de 535 200 à 646 500 EVP », confirme VesselsValue.
260 000 EVP non expédiés
« Bien que les temps d'attente soient encore 10 heures au-dessus des niveaux d'il y a un an, ils sont passés d'un pic de 66 heures fin avril à 34 heures actuellement », modère VesselsValue. Ce niveau reste toutefois supérieur d'environ 13 heures à celui il y a un an et à fourchette haute sur trois ans, « mais il se rapproche des niveaux normaux », assure la société spécialisée dans la valeur des navires.
Drewry évalue à 260 000 EVP le nombre de boîtes non expédiées pendant les neuf semaines de confinement de Shanghai. « De nombreuses usines ayant été fermées pendant cette période, les produits chinois n'ont pas été fabriqués, mais il n'est pas certain qu'ils puissent récupérer la production perdue ni qu’ils n’aient pas simplement perdu les volumes pendant la fermeture. »
Isolés du contexte, les taux de fret ?
Comment vont réagir les taux de fret alors que l’expérience a montré que toute pression sur la demande de navires se solde par des envolées des tarifs de transport.
Si la tendance a été à la désescalade pendant 19 semaines consécutives, le SFCI, l'indice de fret conteneurisé de Shanghai, qui suit les prix au comptant depuis Shanghai vers une vingtaine de destinations dans le monde, se ressaisit depuis la mi-mai.
Les taux spot restent à des niveaux deux fois supérieurs à leur moyenne quinquennale, soit environ 3 300 $ par conteneur de 40 pieds. Le prix moyen le plus récent de l'indice Freightos Baltic (intéressant car il intègre la totalité du prix de transport), pour un conteneur de 40 pieds entre les ports de Chine/Asie de l'Est et la côte ouest de l'Amérique du Nord, était coté à 14 226 $, et à 991 $ dans l’autre sens. Le taux moyen entre la Chine/Asie de l'Est et les ports nord-européens s’affichait à 10 565 $, contre 754 $ dans l'autre sens. Le tarif moyen vers la Méditerranée était fixé à 12 538 $ et à 1 528 $ dans le sens inverse.
Situation inhabituelle du marché
Quid des prix de transport si la demande entre l'Asie et l'Europe se replie en juin et juillet dans un environnement de marché guetté par l'inflation et la récession ? Drewry ne s'attend pas à un effondrement des taux de fret au comptant, gageant sur l’ajustement de l'offre effective par les transporteurs.
Mais phénomène nouveau, le consultant britannique prévient : « les chargeurs devront faire face, dans l'année à venir, à la situation inhabituelle du marché, à savoir des taux spot [actuellement en baisse] inférieurs aux taux contractuels [actuellement en hausse] ». Drewry lance son pavé dans la mare à l'heure où les chargeurs sont en train de négocier leurs contrats, sans savoir donc si les taux contractuels élevés ne resteront qu’une parenthèse des années 2021-2022 ou s’ils deviendront une règle : une base de coût permanente...
« De même que l'offre et la demande ne sont pas le principal moteur des taux de fret dans le cycle actuel du marché, ajoute le consultant, dont le tropisme pro-chargeurs est connu. , D’autres facteurs influenceront les taux de fret à moyen : les réglementations en matière de décarbonation, la tarification du carbone (qui devrait commencer en Europe) et les mouvements de consolidation entre armateurs. Les taux de fret sont devenus plus difficiles à prévoir. Nul doute qu’ils deviennent également un grand sujet de conversation au sein des entreprises », glisse-t-il.
Adeline Descamps