Trois transporteurs européens — seuls destinataires connus à ce jour —, se retrouvent en première ligne dans une enquête lancée par des parlementaires de la Chambre des représentants à propos de la flambée de leurs taux de fret, de leurs bénéfices et plus globalement de leur politique tarifaire, y compris leurs pratiques en matière de surcharges. MSC, en ne publiant pas ses résultats, échappe à l’injonction.
A.P. Møller Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd ont été tous trois destinataires d’un courrier en date du 2 mars, signé par James E. Clyburn, président démocrate de la sous-commission créée sur les problématiques engendrées par la crise sanitaire, pratiques opportunistes et abusives incluses, et Raja Krishnamoorthi, son alter ego pour les questions de politique économique et de consommation.
Les représentants américains demandent aux trois compagnies de fournir d'ici le 16 mars une masse de documents (cf.plus bas) et remontant au 1er janvier 2020. Et de répondre à leurs trois principales demandes : la capacité de transport non allouée pour la période comprise entre le 9 septembre 2021 et le 1er février 2022 ; les raisons pour lesquelles les revenus réalisés sur le marché transpacifique dépassent largement leurs coûts d'exploitation ; et les mesures envisagées pour baisser les tarifs, y compris les frais et surcharges, au cours de l'année à venir.
Expliquer l’augmentation « spectaculaire » des tarifs
Mais ce qui ressort des courriers, c’est bien une demande de justification de l’augmentation « spectaculaire » de leurs tarifs et des frais et surestaries « qui s'est traduite par une hausse des coûts et s'est répercutée sur la chaîne d'approvisionnement, alimentant l'inflation et nuisant aux entreprises et aux consommateurs », indique le courrier, se référant à un rapport de l’OCDE selon lequel la flambée des coûts de transport, si elle se poursuit, pourrait renchérir les importations mondiales de 11 % et les prix à la consommation de 1,5 % jusqu'en 2023. Pour les États-Unis, la hausse des prix à la consommation était évaluée par l’agence des Nations unies à 1,2 %.
« Des tarifs de transport abordables sont essentiels pour que les PME puissent être compétitives et fournir des biens et services aux consommateurs à des prix raisonnables », écrivent les présidents. « Nous sommes profondément préoccupés par le fait que [Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd] semblent avoir augmenté les tarifs de transport maritime bien au-delà des coûts d’exploitation, générant ainsi d'énormes bénéfices. »
Des bilans qui choquent les parlementaires américains
Les trois compagnies viennent de présenter leurs résultats. Le numéro trois mondial du secteur, CMA CGM, a soldé l’année 2021 avec un résultat net de 17,9 Md$ contre 1,7 Md$ en 2020. Pas loin d'égaler celui du deuxième transporteur mondial Maersk avec ses 18,1 Md$, six fois supérieur à celui de 2020. Le numéro cinq de la ligne régulière Hapag Lloyd fait état d’un bénéfice net de 10,8 Md$ contre 1,02 Md$ en 2020. Pour tous, les performances sont principalement attribuables au taux de fret car les volumes n’ont pas augmenté en conséquence.
L’ouverture de l’enquête ne prendra aucun des transporteurs au dépourvu. Dans son premier discours sur l’état de l’Union devant le Congrès le 1er mars, le président américain démocrate Joe Biden avait réservé une algarade à l'adresse des transporteurs maritimes de conteneurs. De façon incongrue, entre deux propos tenus sur la guerre en Ukraine et les relations avec la Chine, il avait glissé : « Quand les sociétés ne sont pas en concurrence, les prix augmentent. Les petites entreprises et les agriculteurs américains sont alors en difficulté. Regardez ce qui se passe avec les transporteurs maritimes. Pendant la pandémie, les prix ont augmenté de plus de 1 000 %. Ils ont réalisé des profits gigantesques. Ce soir, j’annonce que nous allons sévir contre les compagnies qui pratiquent une tarification abusive et excessive. »
De la suite dans les idées
Ce discours avait été précédé de la publication par Washington d’un document intitulé « Lowering Prices and Leveling the Playing Field in Ocean Shipping », indiquant que « les grandes compagnies de fret maritime ont augmenté de 100 % les tarifs au comptant pour le transport de marchandises entre l'Asie et les États-Unis depuis janvier 2020 et de plus de 1 000 % les tarifs pour le transport de marchandises entre les États-Unis et l'Asie sur la même période ».
La note souligne en outre les bénéfices élevés – 150 Md$ en 2021, soit neuf fois plus qu'un an auparavant – « générés par dix transporteurs maritimes étrangers contrôlant près de 85 % de la capacité de transport maritime mondiale ». L’organisation en alliances maritimes y est clairement stigmatisée, ainsi que leur influence croissante et leur pouvoir de marché : « les trois alliances mondiales contrôlent désormais 80 % de la capacité mondiale des navires, contre 30 % entre 1996 et 2011, et 95 % des échanges Est-Ouest ».
Quant aux frais de détention et de surestaries, la Federal maritime commission (FMC), l’autorité américaine de régulation du transport maritime, estime que huit des plus grands transporteurs ont facturé à leurs clients des frais totalisant 2,2 Md$ entre juillet et septembre 2021, soit une augmentation de 50 % par rapport aux trois mois précédents.
CMA CGM sommé de s’expliquer
Alors que les coûts d'exploitation de CMA CGM n'ont augmenté que de 28 % au cours des neuf premiers mois de 2021 par rapport à la même période l'année précédente, les revenus de la société ont augmenté de près de 73 % et les actionnaires de la société ont reçu près de 900 M$ de dividendes, soulignent les parlementaires dans le courrier adressé à CMA CGM. Quant au gel des taux de fret décidé par l’armateur français le 9 septembre jusqu'à fin février, les présidents des commissions s’étonnent qu’il n'ait eu absolument aucun effet.
Quand CMA CGM a pris cette mesure, il est fort probable que la quasi-totalité de la capacité avait été vendue pour la période couverte. Interrogée par le JMM, la compagnie marseillaise n’avait pas contesté et expliqué qu’elle avait surtout cherché à provoquer un changement de culture chez ses clients pour les amener à négocier des contrats annuels voire pluriannuels. « Cela nous permet d’avoir une visibilité sur leurs besoins pendant plusieurs années », a indiqué la société, qui doit réceptionner dans les tout prochains mois de nombreux navires qu’il va falloir remplir.
À l’une des questions posées par le Congrés américain dans son courrier, à savoir « les mesures prises pour baisser les tarifs », CMA CGM y a répondu en partie à l’occasion de la présentation de ses résultats le 4 mars, soit deux jours après avoir reçu le courrier : l’armateur marseillais a annoncé que les PME disposeront de capacités dédiées à des conditions habituellement réservées aux grandes comptes sur des services en Europe et en Amérique du Nord. Nos demandes de précisions n’ont pas eu de suite.
Mais ce « geste commercial » répond indirectement à une autre demande. Dans un courrier en date du 17 février adressé à Margrethe Vestager, la commissaire européenne en charge de la concurrence, l'Association européenne représentant les transitaires et les commissionnaires en douane (CLECAT) indiquait notamment que « les conditions de marché à l’avantage des compagnies maritimes leur permettent de sélectionner les chargeurs aux gros volumes pour des contrats à long terme et de reléguer les autres sur le marché spot », où, estime-t-elle, les services sont hors de prix alors que l’offre, la fiabilité, les services y sont dégradés.
Maersk et la pratique des contrats à long terme
Les représentants du Congrès s’étonnent de même de la hausse des taux de fret moyens de 83 % chez Maersk alors que les dépenses d'exploitation ont augmenté de « seulement » 21 % l'année dernière. « Les actionnaires de Maersk en ont largement profité avec 3 Md$ de dividendes et de rachats d'actions tandis qu’ils devraient recevoir 9,6 Md$ supplémentaires en 2022 », est-il à peine sous-entendu.
Quant à Hapag-Lloyd, dont les coûts se sont accrus de 16 % au cours des neuf premiers mois de 2021, les taux de fret moyens ont bondi de 66 % et de 75,3 % entre Asie et la côte ouest-américaine. Les actionnaires du transporteur allemand sont aussi dans le collimateur. « À la suite de ces bénéfices records, ils devraient recevoir un dividende de 35 € par action, environ dix fois supérieur aux 3,5 € par action reçu il y a environ un an. »
Les membres démocrates du Congrès s'inquiètent également du fait que les compagnies maritimes pourraient avoir profité de cette flambée temporaire des prix pour conclure des contrats à long terme « à des taux de prix gonflés, garantissant ainsi que les bénéfices des entreprises se poursuivent aux dépens des consommateurs pendant de nombreuses années à venir. »
Cap sur les taux de fret contractuel
La hausse des taux de fret long terme est un fait. Xeneta, dont l’indice est établi à partir des données sur les taux de fret maritime fournies par les principaux chargeurs (plus de 280 millions de taux contractuels de fret aérien et maritime couvrant quelque 160 000 routes commerciales mondiales), les a modélisés. Et les transporteurs, chacun avec ses raisons commerciales, ne s’en cachent pas (cf. plus bas).
Les taux spot transpacifiques, actuellement à des taux inédits, peuvent théoriquement baisser très rapidement. En revanche, c’est bien sur le marché contractuel, là où les chargeurs s'engagent sur des quantités et des prix pour des durées d’au moins un an, que les compagnies peuvent sécuriser leurs revenus. Selon Xeneta, le taux moyen à long terme entre l'Asie et la côte ouest-américaine était d'environ 1 500 $/FEU (conteneurs de 40 pieds) avant le Covid, de 3 000 $ au cours du premier semestre 2021. En octobre, il avait doublé, entre 6 et 6 500 $. Pour 2022, l’entreprise l’estime entre 7 et 8 000 $.
Actuellement, les chargeurs sont dans une disposition d’esprit favorable à la signature de contrats de longue durée, se concentrant davantage sur l'accès aux boîtes et à l'espace sur les navires, plutôt que sur le prix. Du moins pour le fret de grande valeur et à forte marge.
Diabolisation du secteur ?
Pour rappel, le transport maritime de conteneurs a accroché l’intérêt des autorités de la concurrence de plusieurs pays ces derniers mois. Les États-Unis de Joe Biden sont les plus vifs à ce sujet. Le congrès américain a adopté le 17 décembre le projet de loi Ocean Shipping Reform Act of 2021 visant à réformer la loi réglementant le transport maritime. Il doit désormais être soumis à l'examen du Sénat.
Une enquête de deux ans a été menée par le ministère américain de la Justice sur la collusion dans le secteur des conteneurs. Elle s'est clôturée en février 2019 sans accusations ni sanctions. Les autorités de la concurrence des États-Unis, de l'Union européenne et de la Chine, qui ont échangé sur le sujet en septembre dernier, n’ont pu identifier la moindre preuve d’un comportement anticoncurrentiel dans le transport maritime par conteneurs.
Récemment, cinq autorités de la concurrence – Australie, Canada, Nouvelle Zélande, Royaume-Uni et États-Unis – ont décidé de mutualiser leurs ressources et leurs moyens afin d’être « plus efficaces » contre les « pratiques de cartel » : « Nous aurons une tolérance zéro à l’égard des entreprises sans scrupules qui exploitent opportunément le Covid pour se livrer à un comportement anticoncurrentiel, y compris des collusions et l’entente sur les prix », ont-ils promis.
En sanctionnant 23 compagnies de la ligne régulière pour entente commerciale pratiquée pendant quinze ans, entre décembre 2003 et décembre 2018, la Korean Fair Trade Commission (KFTC), l’autorité sud-coréenne de la concurrence, vient de rouvrir le dossier.
Après audit, en dépit des nombreuses objections portées par les différentes parties prenantes de la chaîne d’approvisionnement (CLECAT, Feport, ESC représentant les transitaires, les chargeurs, les exploitants privés de terminaux européens), la Commission a renouvelé en mars 2020 pour quatre ans, sans modifications, le règlement dit « d’exemption par catégorie » (block exemption), qui permet aux compagnies maritimes réunies en alliances, dont la part de marché cumulée ne dépasse pas 30 %, de coopérer sur le plan opérationnel en partageant des capacités et/ou en coordonnat des itinéraires et des horaires....
Adeline Descamps
Pleins feux sur les contrats fixes
Lors de la publication des résultats financiers du groupe A.P. Møller Maersk, Vincent Clerc, à tête de la division Ocean, avait indiqué que les contrats à taux fixe se fixent actuellement sur deux ans, mais que la majorité d'entre eux sont d'une durée de trois à dix ans avec des ajustements périodiques des taux. « Ils sont pour la plupart indexés sur l'indice CTS [Container Trade Statistics], de sorte qu'ils ont un décalage par rapport au marché et que l'ajustement est plus faible que celui que l'on observe sur des indices comme le SCFI [Shanghai Containerized Freight Index] », précisait-il. Le CTS est a priori basé sur les taux fournis par les transporteurs.
Selon la compagnie, ces contrats permettront de dégager des revenus supplémentaires d'environ 6 Md$ cette année. En 2021, la proportion des clients de Maersk ayant opté pour des contrats à long terme a atteint les 65 % (50 % en 2020). Les transporteurs maritimes ont traditionnellement divisé leur activité en deux : environ la moitié en contrats spot (court terme) et l'autre en long terme. Cette année, la part du fixe devrait passer chez Maersk à 70 %, soit plus de 7 millions d'unités équivalentes à quarante pieds.
« La plupart des contrats sont d'un an, mais sur les 7 millions, un million et demi s'étendent désormais sur plusieurs années », avait précisé Søren Skou, le PDG d’A.P. Møller Maersk, soulignant que les transitaires représentent environ 40 % des réservations, en réponse à ces derniers qui soutiennent être poussés vers le spot.
3 800 $
Mais puisque la flotte de Maersk sera identique en 2022 (4,3 MEVP) et que la part allouée aux contrats fixes va évoluer, la capacité réservée aux transitaires devrait mécaniquement être plus restreinte. Les revenus moyens par EVP dans le cadre du contractuel ont augmenté de 1 000 $ chez Maersk pour atteindre environ 3 000 $/FEU en 2021. Ils devraient encore augmenter de 800 $ cette année. Soit 3 800 $.
Bien que les taux au comptant aient été plus élevés que les fixes pendant la pandémie, Maersk s'attend à ce qu'ils commencent à baisser, réduisant ainsi de 30 % les revenus provenant des marchandises transportées en spot. Preuve en est donnée : Maersk prévoit un Ebitda en 2022 au même niveau que celui de 2021. Si les revenus contractuels dépassent en 2022 ceux de 2021 – ce qui est pratiquement garanti –, et que les revenus au comptant du premier semestre vont au-delà de ceux de l'année dernière – ce qui semble fort probable –, alors les revenus spot du second semestre devraient plonger pour que l'Ebitda de Maersk termine 2022 au même niveau que 2021, glisse Clarksons Platou Securities.
A.D.
Une liste des documents demandés qui en dit long
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