Navires déroutés, augmentation des stocks, surcoûts de stationnement à quai, ventes perdues, acheminement par la route depuis et vers d’autres ports étrangers… Le blocus des ports français depuis le 5 décembre a totalement modifié et désorganisé les circuits logistiques. Les chiffres révélés à la sixième semaine de blocus font état d’une perte de 100 M€ à Marseille et 160 M€ au Havre. « Les entreprises dans l’incapacité d’importer ou exporter enregistrent 33 M€ de pertes de chiffre d’affaires auxquelles il faut ajouter 25 M€ de taxes non perçues et 41 M€ de surcoût pour les chargeurs contraints de rapatrier ou d’expédier leurs marchandises depuis et vers l’étranger », a détaillé Jean-Luc Chauvin, président de la CCI Aix-Marseille-Provence. Et de rappeler que 1 000 EVP génèrent dix emplois, et 1 000 passagers en tête de ligne procurent un emploi sur le terminal. Au Havre, le président du syndicat des transitaires et commissionnaires de transport en douane évalue à 160 M€ la perte de marge brute des activités de groupage-dégroupage et distribution depuis le début du conflit. Les statistiques publiées le 22 janvier par Ports de Paris Seine Normandie (Haropa) révèlent l’ampleur des dégâts : « Depuis décembre, les quatorze jours de grève et de blocage complet ont généré une perte de près de 100 000 EVP et près de 300 emplois. »
L’impact de ces blocages serait difficilement chiffrable, selon Jean-Michel Garcia, délégué aux transports internationaux au sein de l’Association des utilisateurs de transport de fret (AUTF). Tous les jours, il est assailli d’appels de ses adhérents dont certains se plaignent du chantage exercé par les compagnies maritimes. Les armateurs refusent de charger les conteneurs si les frais de stationnement supplémentaires ne sont pas payés. « Compte tenu de ces mouvements de grève, les chargeurs ont été mis dans l’impossibilité absolue de retirer leurs marchandises dans les délais, ils sont donc en mesure de rejeter des factures pour lesquelles ils ne seraient pas à l’origine », précise l’AUTF. L’association a donné comme consigne à ses adhérents de « refuser toute facture où les jours de grève ainsi que les jours d’inaccessibilité au port ne seraient pas déduits dans le calcul des frais de stationnement, gardiennage, branchement des reefers, et surestaries ».
Si l’ensemble des filières (céréales, énergie, etc.) est touché de plein fouet, les denrées périssables, notamment les produits pharmaceutiques sont lourdement impactés par ces mouvements sociaux. « À l’export, les reports d’expédition de marchandises mettent en grande difficulté les entrepôts frigorifiques dont les niveaux de stock sont déjà proches de la saturation. Cette saturation risque d’entraîner des situations critiques pour les usines et abattoirs qui ne peuvent ralentir ou suspendre sans risque leurs cycles de production. À l’import, les grèves génèrent de nombreux surcoûts liés aux frais de détention, stationnement et branchement des conteneurs reefer sur les terminaux portuaires. Il en découle une pénurie de matières premières et l’arrêt de sites de transformation, ou l’impossibilité de livrer les clients qui, en conséquence, se tournent vers des concurrents européens », écrivent les différentes fédérations de l’industrie agroalimentaire, fruits et légumes, glaces et produits laitiers*. Tous les modes de transport sans exception sont durement touchés (maritime, fluvial, ferroviaire, routier), comme l’ensemble des acteurs économiques des places portuaires (armateurs, commissionnaires, manutentionnaires, chargeurs, agents, pilotage, etc.). Depuis la mise en place de l’opération Ports morts au port du Havre, 227 escales ont été retardées ou annulées (une centaine d’escales annulées), plus de 110 trains et 21 barges fluviales ont été impactés.
À la fin de la grève sonnera l’heure des comptes et des règlements de comptes devant la justice. Chargeurs et transporteurs maritimes et routiers ont non seulement été empêchés de travailler dans les ports mais ont subi des dégradations de matériels avec des remorques éventrées, vandalisées. C’est le cas des transporteurs routiers sur la Corse, avec une vingtaine de remorques qui stationnaient à Marseille en attente d’embarquement pour la Corse jetées à terre, taguées, brûlées et éventrées le week-end du 18 janvier. « Les actes illégaux (totalement distincts de l’exercice constitutionnel du droit de grève) enregistrés font systématiquement l’objet de constats devant huissier et de dépôts de plainte », a averti TLF. La facture sera bien plus salée que ces chiffres aujourd’hui révélés. Certains industriels dans la pétrochimie situés à seulement 10 km du port du Havre sont en train de revoir leur logistique pour acheminer définitivement leurs Isotank directement depuis Anvers.
Spécialiste des services maritimes rouliers intra-méditerranéens, Vectorys, qui traite annuellement 24 000 remorques, achemine habituellement ses produits finis et semi-finis en provenance de Tunis via Gênes et Marseille.
Depuis mi-janvier, près de 100 % du fret roulant transite par le port ligure. « Nous avons dû instaurer des “contingency plans”, expliquent Nicolas Zeimer et Pierre-Paul Marini, respectivement overseas manager et global account manager chez Vectorys. Ce sont des plans d’urgence que nous proposons à nos clients. Pour éviter les ruptures d’approvisionnement des usines automobiles du nord de la France et en Allemagne nous leur présentons des solutions alternatives avec des coûts et des délais supérieurs très rarement répercutables auprès de nos clients. » Si les terminaux à conteneurs sont saturés à Gênes et Barcelone, les terminaux RoRo fonctionnent plutôt bien avec une offre maritime conséquente (Grimaldi, GNV, Cotunav). En revanche, le choix de concentrer la totalité du fret en Italie grippe durement la mécanique de la chaîne logistique du transporteur, les remorques étant mobilisées plus longtemps. « Nous avons raté 16 chargements en Tunisie car les remorques sont bloquées à Marseille dans l’attente d’un navire », déplorent Nicolas Zeimer et Pierre-Paul Marini.
Spécialisée dans le transport routier de conteneurs maritimes, Méridionale Container Partner, basée à Marseille, travaille depuis plusieurs semaines en lien avec les ports italiens et espagnols. « Je travaille à 70 % avec des nouveaux clients, explique Philippe Texier, gérant de MCP. J’ai perdu 35 % de chiffre d’affaires en décembre et, au vu des investissements réalisés sur mon nouveau site, il fallait réagir et trouver une solution. Une dizaine de mes confrères font rouler leurs camions tous les jours vers Barcelone ou Gênes. C’est ça ou on tire le rideau. J’ai neuf camions qui circulent vers l’Italie et l’Espagne… » Conséquence de la hausse de 60 % des flux conteneurisés à Barcelone, de longues files d’attente de transporteurs routiers se forment aux abords des terminaux à conteneurs. « Malgré les files d’attente, ça marche mieux là-bas », détaille Philippe Texier, ravi d’avoir investi dans des génératrices permettant de brancher des conteneurs frigo sur son nouveau siège de l’avenue André-Roussin.
Au Havre, c’est une situation dramatique à la fois pour les industriels, transporteurs routiers et les transitaires que décrit Olivier Leloup, gérant des Transports Olivier Leloup : « Nous avons l’impression d’être dans un épais brouillard sans jamais voir la route : 100 % des conteneurs sont dirigés vers Anvers, Brême, Rotterdam et Barcelone. Nous roulons beaucoup plus et recalculons nos tarifs pour chaque voyage. » De nouveaux itinéraires qui font flamber les coûts. Une marchandise chargée à Rouen et destinée au Havre est réorientée à Rotterdam et voit le prix du transport routier bondir de 350 euros à 1 500 euros. Pour les conteneurs frigorifiques, la situation se transforme en marathon transeuropéen : « Étant donné qu’il n’y a plus de conteneurs reefer au Havre, nous allons chercher des conteneurs vides à Anvers pour redescendre en région parisienne et charger avant de rejoindre le port de Barcelone », explique Olivier Leloup. Selon lui, des entreprises ne vont pas s’en remettre et des emplois risquent de disparaître. « Mes confrères songent à cesser le transport de conteneurs. Les systèmes de rendez-vous sont saturés. Cela empêche de sortir les conteneurs qui stationnent de quinze à vingt jours sur les quais », explique e transporteur normand. Ces dernières années, il a diversifié son activité ésormais divisée à parité entre le transport de citernes et de conteneurs, ce qui permet d’atténuer l’impact des grèves sur son chiffre d’affaires.
* Adepale, La Chaîne logistique du froid, la CSIF, les EGS, Fedalis, la FIPA et le SNCE.