« Nous ne pouvons pas laisser faire le saccage de nos entreprises »

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Depuis 2016, les plateformes d’intermédiation numérique, qui connectent chargeurs et transporteurs en temps réel, montent en puissance. Leur positionnement et leur activisme bousculent le paysage du TRM. Et posent questions aux plans commercial et juridique, au point de provoquer des levées de boucliers et réflexes de self-défense. Président de H2P et au nom des actionnaires de la holding, tous professionnels du transport, Vincent Le Prince a sollicité cet entretien. Pour dire ses quatre vérités.
L’Officiel des Transporteurs : La holding H2P, que vous présidez et qui compte 287 actionnaires(1), stigmatise les plateformes web d’intermédiation et d’expédition de marchandises apparues lors des 24 derniers mois. Dans diverses communications, vous dénoncez un « saccage » des entreprises de transport, des concurrents « hors-la-loi », une « dictature des prix ». Pourquoi cette violence du propos ?

V. L. P. : Nous avons effectivement décidé au sein d’un récent conseil de gouvernance de notre société de nous exprimer clairement sur les conséquences extrêmement fâcheuses à nos yeux pour les entreprises de l’apparition récente sur le marché du transport de ces plateformes d’intermédiation. Elles utilisent les atouts technologiques de la digitalisation pour s’immiscer au sein d’une profession avec un positionnement extérieur en marge des modalités légales et réglementaires qui la régissent. C’est d’autant plus dommageable que les professionnels du transport sont, eux, contraints de respecter. La presse professionnelle s’est fait largement l’écho de l’arrivée sur le marché de ces plateformes. Nous pensons qu’il est grand temps que les acteurs professionnels s’expriment avec l’objectif de défendre leurs entreprises et les emplois qu’elles génèrent. Il n’est pas possible de laisser certaines de ces plateformes s’exprimer comme elles le font avec des propos parfois mensongers et désobligeants à l’égard de la profession et s’employer avec des moyens et méthodes fort critiquables à organiser contrairement à leurs dires le réel saccage des entreprises de transport.

Chacun sait que vous êtes aussi président de la holding H2P, qui détient B2PWeb, Gedtrans, Gedmouv… Vous apparaissez juge et partie dans cette affaire. Ne cherchez-vous pas d’abord à défendre des intérêts privés ?

V. L. P. : Je n’ai pas de difficulté à m’exprimer sur ce point. Oui, je suis président de H2P, la holding professionnelle des filiales B2PWeb et S2PWeb, une entreprise qui appartient aux professionnels du transport. ll m’appartient à ce titre de défendre les intérêts de ces activités conçues et exploitées à la demande et au profit des professionnels du transport. Le contraire me serait évidemment reproché. Mais je ne suis peut-être pas à ce poste par hasard… J’ai pratiqué les métiers du transport, de la commission de transport, du transit et de la logistique pendant plus de 40 ans dont 30 ans à la tête d’une entreprise. Dans ce contexte, j’ai aussi légitimité à m’exprimer, comme pourrait le faire n’importe lequel de mes confrères avec la même expérience.

Quel est l’élément ou quels sont les faits qui ont déclenché cette levée de boucliers ?

V. L. P. : Malheureusement, dans un passé récent encore, trop peu de professionnels ont pris le temps de décortiquer précisément les conditions générales d’utilisation (CGU) de ces plateformes. Leur analyse détaillée permet pourtant de découvrir leurs modes opératoires. Sur le plan juridique, le flou entretenu volontairement sur leur statut au regard de la législation applicable dans les métiers du transport et de la commission de transport est total. Ces plateformes sont-elles intermédiaires, courtiers de fret, transitaires, mandataires, transporteurs, commissionnaires de transport ? Personne ne le sait précisément à ce jour. Le flou est soigneusement entretenu au point que ni l’administration ni les organisations professionnelles ne sont en mesure, pour l’instant, de le préciser. Certaines considèrent n’être qu’un outil informatique d’échange d’informations alors qu’elles s’immiscent dans les composantes du contrat de transport sans y prendre réellement part. Exemples : détermination du prix, recherche de transporteurs, émission des factures des transporteurs, gestion des flux financiers induits… D’autres s’intitulent commissionnaires de transport alors que leur mode réel de fonctionnement en est totalement éloigné (absence de facturation aux clients-chargeurs, aucune prise de responsabilité dans le déroulement de l’opération de transport…). Ce contexte justifie, à nos yeux le terme, de « hors-la-loi » que nous utilisons pour qualifier ces plateformes qui, ainsi, jusqu’à ce jour, s’efforcent de s’épanouir sans réelle et efficace opposition du monde professionnel.

Sur quels fondements tient votre analyse ?

V. L. P. : En premier lieu, outre l’absence de clarté dans leur statut juridique, c’est surtout leur mode opératoire qui justifie les propos que nous tenons à leur égard. Les conditions dans lesquelles les prix du transport sont « déterminés », « fixés » par la plateforme puis « validés » par les clients sans qu’à aucun moment ne soit pris en compte l’avis du prestataire transporteur qui, en définitive, est bien celui qui apportera la prestation au client, vont avoir pour conséquence inéluctable de tirer les prix vers le bas ; soyons sérieux, qui peut prétendre objectivement le contraire ? Elles-mêmes le mettent en avant : « Possibilité de gains sur les prix de transport jusqu’à 70 % » ! Ceci constitue donc déjà, à la base, une ponction financière aux dépens des professionnels qui n’en ont guère les moyens, eu égard au niveau de rentabilité et de concurrence au sein de la profession. Au passage, exit l’indexation gazole. Une conquête professionnelle qui s’envole d’un seul coup !

Vous mettez en exergue le risque de fuite de données d’exploitation. Sur quelles preuves vous appuyez-vous pour l’affirmer ?

V. L. P. : D’abord, ces plateformes, qui ont la prétention de « supprimer les intermédiaires » en « dépoussiérant » la profession, s’octroient néanmoins une « commission » en rémunération de leur prestation. Ce qui va constituer une 2e ponction sur les prix. C’est ainsi qu’apparaît un processus inéluctable de paupérisation des niveaux tarifaires aux dépens des professionnels français alors que ces derniers sont déjà dans une situation de compétitivité défavorable du fait d’une concurrence étrangère très aiguë souvent et, de plus en plus, insupportable. Ensuite, en effet, nous sommes convaincus que ces plateformes vont détenir en cas de succès des quantités de plus en plus importantes de données afférentes au marché du transport. Elles seront en mesure d’exploiter ces données à leur profit, ne serait-ce que pour accélérer leur développement. Cela nous paraît une évidence et justifie d’ailleurs certains investissements parfois très importants de financiers, fonds d’investissement et autres, qui les accompagnent volontiers. Au fur et à mesure de leur développement, les fonds de commerce des entreprises de transport vont se trouver inéluctablement aspirés par ces plateformes. Permettez-moi de prononcer le mot de véritable hold-up. Perte de rentabilité liée à la paupérisation des prix, perte des fonds de commerce… Que reste-t-il de nos entreprises ? Une situation de totale dépendance à l’égard de ces opérateurs extérieurs à la profession dont la seule préoccupation sera d’exploiter les « data » au profit de financiers, eux-mêmes également extérieurs à la profession. Ainsi, l’expression « le saccage organisé des entreprises de transport » nous semble malheureusement adapté à la situation.

Qu’en disent vos clients, qui sont la première cible des plateformes, et qui ont le droit d’y souscrire ?

V. L. P. : Les clients de B2PWeb sont les professionnels du transport, les uns commissionnaires qui déposent leurs offres, les autres les transporteurs qui les consultent. Pour les premiers, aux yeux des opérateurs de plateformes, si j’en crois leurs dires, ils doivent disparaître. Ce sont des intermédiaires nuisibles à la compétitivité du monde du transport. Les clients doivent traiter « en direct » avec les transporteurs… C’est aussi simple que cela ! Pour les autres, transporteurs, leur compétitivité et leur rentabilité, si j’en crois également ces « plateformistes », vont se trouver améliorées. Donc, pour répondre clairement à votre question, ceux des professionnels qui n’ont pas analysé les CGU des plateformes en détail peuvent parfois se bercer d’illusions, en voyant des opportunités de fret supplémentaire, des meilleurs tarifs… Je puis vous assurer que tous ceux des professionnels qui se sont précisément penchés sur les modes opératoires de ces plateformes sont loin de se faire abuser : perdre leur activité de commissionnaire, travailler à des prix encore plus bas que ceux actuels et perdre leur fonds de commerce, plus succinctement devenir des esclaves au service et sous le joug de seigneurs financiers ne les enchante pas vraiment.

Pourtant des transporteurs ont adhéré et roulent pour ces nouvelles plateformes ?

V. L. P. : Oui, bien sûr. Vous trouverez toujours des entreprises pour transporter du fret, ici ou là, pour combler un fond de camion sans trop se soucier de la méthode sous le prétexte qu’il faut vivre avec son temps ! Certains exploitants se laissent, en effet, convaincre ou abuser à l’occasion de prospection directe à l’insu souvent du chef d’entreprise.

Je doute que ces derniers ne finissent pas par s’en étonner quand ils constateront que les prestations qu’ils auront effectuées via ces plateformes auront fait l’objet de factures non établies par leurs propres services et sur une base tarifaire qui ne correspond pas au réel montant de leur prestation tel qu’ils vont l’encaisser. Une nouvelle fois, regardez bien les CGU.

Mais les chargeurs, industriels et distributeurs, les acteurs du e-commerce…, ont le droit de trouver un intérêt à faire appel à ces plateformes ?

V. L. P. : Pour les clients des transporteurs, nous n’avons pas la prétention de répondre à leur place. Nous nous limitons à poser les questions suivantes : quid de leurs relations établies avec leurs prestataires habituels ? Quid du respect de leurs cahiers des charges (appel d’offres) en contractant avec des prestataires inconnus qui leur sont présentés de façon aléatoire via les fonctionnalités de géolocalisation des smartphones des transporteurs équipés de l’application « plateforme » ? Quid du respect de leurs programmes d’expéditions établis avec l’objectif de respecter leurs engagements commerciaux ? Quid de leurs exigences légitimes en matière de sécurité juridique, dont les protocoles de sécurité, la gestion de leur obligation de vigilance en tant que donneur d’ordre, les assurances… ? Il leur appartiendra de répondre.

Les plateformes numériques, qui géolocalisent en temps réel les véhicules et le fret, ne sont-elles pas un moyen de limiter les trajets à vide ?

V. L. P. : L’argumentaire présenté sur les sites commerciaux de ces plateformes est souvent mensonger. Comment pourrait-on croire que l’arrivée de ces opérateurs sur le marché va créer de nouveaux frets ? Ces plateformes ne fabriquent rien. Il s’agit, en réalité, d’un simple transfert de fret d’un mode de transport organisé, d’un réseau palettes par exemple, à un autre mode, des VUL étrangers en particulier. Les moyens actuels à la disposition des clients des professionnels (partenariats nombreux de sous-traitance, réseaux, informatique embarquée, bourse de fret, bourse de véhicules) permettent d’anticiper sur le positionnement des véhicules de façon bien plus efficace que le seul usage aléatoire et de dernier moment de la fonctionnalité « géolocalisation » des smartphones. Quant aux prétentions des plateformes sur leur capacité à réduire les trajets à vide ou à améliorer le taux de remplissage des véhicules, elles reposent également sur du vent. Les transporteurs français sont en cette matière très performants contrairement à leurs dires ! Il suffit de consulter le site du CNR pour en avoir la preuve. Les taux de trajets à vide de même que les taux de remplissage des véhicules sont, selon les données CNR, supérieurs à 85 % contrairement aux 50 % cités par les plateformes… Peut-être incluent-elles dans leurs calculs les nombreux kilomètres à vide effectués par les VUL étrangers de façon critiquable, tant sur les plans social qu’environnemental.

Au fond du problème, ce que vous leur reprochez, c’est de ne pas accéder au statut de commissionnaire ?

V. L. P. : Le positionnement de ces plateformes sur le plan juridique doit être clarifié. Nous sommes dans une profession qui est, à tort ou à raison, trop ou trop peu réglementée. Le débat est nécessaire et des mesures d’adaptation à l’évolution des technologies modernes sont peut-être souhaitables. Mais, à mes yeux, cela ne réglera pas le problème, aucunement en effet. L’inscription d’une plateforme au Registre national des commissionnaires nécessitant que l’exploitant ou le dirigeant de l’entreprise soit titulaire d’une attestation de capacité de commissionnaire est une formalité relativement simple voire très simple (embauche d’un attestataire par exemple pour les non-professionnels…), mode bien connu. Encore faut-il que, dans la pratique des opérations effectuées par la plateforme, il soit établi que ces opérations sont véritablement de réels actes de commission de transport. C’est une évidence. À défaut, il ne peut pas être conclu que la plateforme exerce le métier de commissionnaire tel qu’elle prétend l’exercer après avoir satisfait aux simples formalités d’inscription au registre. Dans la situation actuelle des plateformes avec leurs CGU telles qu’elles sont rédigées pour la plupart, du genre aucun positionnement dans le contrat de transport et aucune responsabilité liée au transport, on ne peut admettre qu’elles pratiquent des actes de commission de transport. Leur philosophie ne repose-t-elle pas sur leur prétendue capacité à rapprocher en direct, sans intermédiaire, le client-chargeur et le transporteur ? L’incompatibilité entre cette philosophie et le métier de commissionnaire semble évidente. Ainsi, pour moi, certaines de ces plateformes vont hypocritement s’inscrire au registre des commissionnaires pour paraître en règle. Cela ne solutionne en rien la question. Cette formalité ne fait qu’accroître le trouble sur le réel métier qu’elles exercent.

Divers recours au plan juridique sont menés en France et à Bruxelles. On pense aux taxis ou au syndicat national des transports légers (SNTL), en lutte contre des plateformes dites « collaboratives ». Qu’en pensez-vous ?

V. L. P. : Je me réjouis de constater que les professionnels qui se font attaquer sauvagement à leurs yeux par des opérateurs extérieurs avec pour effet de se faire « hold-uper » toute leur substance avec des moyens illégaux et des conséquences sociétales et ou environnementales importantes tentent, eux, par les moyens légaux à leur disposition, d’échapper au massacre de leurs activités alors qu’ils les exercent dans le respect du contexte légal et réglementaire qui s’impose à eux.

Les transporteurs ne vivent-ils pas et ne sont-ils pas acteurs, depuis en particulier 20 ans, dans une mouvance de progrès importante sur le plan social et environnemental au prix d’investissements lourds qui les rendent de plus en plus performants ? N’ont-ils pas le droit, eux-mêmes ou leurs organisations professionnelles, de défendre leurs entreprises, les emplois qu’elles génèrent ? Je ne suis certainement pas le seul à le penser. Que la concurrence s’exerce en bonne équité, avec les mêmes règles pour tous.

En mai, l’avocat général auprès de la Cour européenne de justice, au Luxembourg, a rendu ses conclusions sur la société Uber en Europe, qui ont fait grand bruit (cf. encadré p. 8). Cela ne vous a pas échappé…

V. L. P. : Si nous transposons cette décision qui devrait être prise avant la fin de l’année par la Cour européenne de justice aux activités des plateformes d’intermédiation en général, il nous est possible d’espérer qu’il sera plus facile à notre administration de mettre de l’ordre dans cette jungle. Dans l’attente de telles décisions de justice ou dispositions légales, il est normal que nos entreprises tentent de se défendre elles-mêmes.

Que dites-vous à ceux qui voient votre action comme un combat d’arrière-garde contre l’innovation technologique ?

V. L. P. : À ceux-là, je me permettrai de faire plusieurs remarques. La bourse de fret professionnelle, BDF avant d’être dénommée B2PWeb en 2010 lors de sa reprise par les professionnels au travers d’H2P, a été créée en mars 2006. C’était à l’époque la seule plateforme numérique « full web » en service dans le monde du transport. C’était il y a donc plus de 10 ans ! Certes, elle est exclusivement réservée aux professionnels du transport et s’interdit de s’immiscer dans un métier qui n’est pas le sien. Cela ne l’empêche pas d’être un outil totalement digital et largement apprécié des professionnels(2). Nous avons lancé depuis lors Gedtrans, plateforme numérique qui mutualise en les dématérialisant les documents de transport, et Gedmouv, produit de traçabilité numérique. Ils favorisent la circulation des données entre les prestataires et leurs clients, dans la tendance actuelle prônant l’interconnectivité entre les applications. Nous sommes pour la digitalisation pertinente et intelligente. Et opposés à l’ubérisation dévastatrice de nos entreprises.

(1) Le nombre de 287 actionnaires est composé d’entreprises, de groupements d’entreprises et d’organisations professionnelles régionales

(2) Elle revendique une flotte de plus de 325 000 véhicules.

Uber : Dans l’attente d’une clarification en Europe

Sur le cas d’Uber, l’arrêt définitif de la Cour de justice européenne est attendu pour l’automne, qui fera suite aux trravaux de l’avocat général de la Cour de justice de l’UE, basé au Luxembourg. Il devra clarifier le métier d’Uber et mettre un terme à un dilemme. D’un côté, la plate-forme américaine de voitures avec chauffeur (fondée par Travis Kalanick en mars 2009) fait valoir qu’elle bénéficie dans l’Union européenne du principe de libre prestation des services, en tant que « services de la société de l’information ». Mais, d’un autre point de vue, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé, dans ses conclusions, que la start-up relevait du domaine des transports. Si cet avis est confirmé, Uber devra probablement se soumettre aux réglementations sur les transports dans les pays de l’Union européenne. Dans la majorité des cas (80 %), la CJUE suit les conclusions de l’avocat général.

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