Directive « détachement » : cette formule bruxelloise attise toutes les craintes. Depuis que Marianne Thyssen, commissaire européenne pour l’Emploi, les Affaires sociales, les Compétences et la Mobilité, a inscrit sur l’agenda de la Commission, la révision de cette emblématique directive de 1996, les choses vont de mal en pis. Au moment où l’Union européenne est confrontée à des défis sans précédent (Brexit, flux migratoires, instabilité turque, attentats), l’Europe sociale semble figée et n’avance pas. À peine posé le principe de la directive — « à travail égal, salaire égal » — le détachement a déjà du plomb dans l’aile. En cause : une fracture extraordinaire qui oppose les neuf pays signataires de l’Alliance du routier, à l’initiative de la France (ndlr : mémorandum signé à Paris le 31 janvier) au bloc de Visegrad (Europe de l’Est). « Le processus de révision est chaotique compte tenu de l’opposition entre ces deux blocs », décrypte un haut fonctionnaire. Le détachement serait la traduction concrète d’une Europe à géométrie variable.
« La révision de la directive ne s’annonce pas facile, a convenu Marianne Thyssen lors de sa visite à la représentation permanente de la Commission, le 15 février à Paris. Elle doit être faisable, pratique et équitable. C’est la raison pour laquelle nous travaillons avec ma collègue, Violeta Bulc, commissaire européenne aux Transports. Elle doit présenter son paquet législatif, les Initiatives Routières, à la mi-2017. »
Dans les faits, la révision de la directive se fissure car le détachement dans le transport routier est prisonnier de postures politiques, pour ne pas dire de flous artistiques. Le texte porté par la commissaire Marianne Thyssen pose un préalable pour le transport : le considérant 10. « Dans le considérant 10, la directive détachement n’exclut pas le transport routier, mais on entend élaborer des éléments propres parce que c’est un secteur spécifique, a souligné Marianne Thyssen. Au chapitre des spécificités, on compte le cabotage, le transport international, le transit. Pour appliquer le détachement au transport routier, on a besoin de davantage de protection et de concurrence loyale. Ce n’est pas facile car on ne peut pas ajouter de charges administratives supplémentaires aux entreprises et aux conducteurs. On doit regarder comment traiter le détachement dès le premier jour. Cela doit être acceptable pour les salariés, les entreprises et les administrations nationales. » Pour l’heure, le gouvernement français ne veut pas du considérant 10 dans la révision de la directive. Il milite en faveur d’une approche générale du détachement dans le transport routier. Les fédérations professionnelles du TRM sont partagées et nuancées. « La fracture au sein des États membres démontre que l’initiative allemande et française pour instaurer un smic horaire routier pose souci à l’Europe de l’Est, décrypte Jean-Marc Rivera, secrétaire général national adjoint de l’OTRE. Nous considérons que l’attestation de détachement est un bon outil. Toutefois, un dernier maillon manque au processus : la déclaration préalable de toutes les opérations de cabotage. » Faut-il parler d’un clivage européen périlleux ? « L’Union européenne est en train de cliver sur la question du détachement de salariés, estime Florence Berthelot, déléguée générale de la FNTR. Les divergences sont réelles au sein du Conseil de l’UE comme au Parlement européen. Ainsi, la France ne veut pas du considérant 10 de la proposition de révision ciblée de la directive de 1996. Lequel stipule que la question du détachement dans le transport routier devrait être traitée dans le cadre d’un paquet législatif dédié à la question du transport (Initiative Routière). » La responsable de la FNTR ajoute : « Il faut s’attacher aux conséquences du détachement tout court : le conducteur perçoit le salaire minimum du pays dans lequel il est détaché ; en revanche ses cotisations sociales sont acquittées dans son pays d’origine. Une autre question clé concerne les contrôles : Comment est-il possible d’évaluer l’efficacité de la mesure ? Comment est-il possible de vérifier que les conducteurs ont bien été rémunérés aux conditions salariales des États dans lesquels ils ont été détachés. Nous sommes en train de recréer des frontières invisibles au sein de l’UE. » À l’évidence, le rôle de la commissaire européenne aux Transports, Violeta Bulc, n’est pas neutre. Mais elle joue une drôle de partition. Ambivalence ? Contorsion politique ? « Violeta Bulc sème le doute lorsqu’elle affirme que le détachement dans le transport routier sera traité dans le cadre des Initiatives Routières, déplore l’eurodéputé luxembourgeois Georges Bach (cf. interview ci-dessous). Les professionnels s’impatientent et on ignore si ces Initiatives Routières seront communiquées en mai prochain. » Il y a pourtant urgence au regard des fraudes constatées. « Dans ce dossier, l’OTRE milite en faveur de sanctions plus dissuasives, rappelle Jean-Marc Rivera. Force est de constater que les entreprises étrangères préfèrent payer des contraventions plutôt que présenter les documents obligatoires, attestation de détachement et contrat de travail. C’est la raison pour laquelle nous réclamons une immobilisation du véhicule lorsque le conducteur ne fournit pas ces documents aux autorités de contrôle. » Autant dire que le débat politique risque de durer encore longtemps.