« L'immigration clandestine ne me regarde pas. J'assure une mission de service, laquelle consiste à sécuriser l'accès au port en respectant les principes de dignité humaine. » Hervé Couret est en passe de devenir la personne la plus importante du port du Calais. Du moins pour les transporteurs routiers qui traversent le Channel. Depuis le 1er mars, il est le « Monsieur Sécurité » du port, à la tête du service Sûreté Prévention et Sécurité (SPS) mis en place, depuis le 1er juillet, par la Chambre de commerce et d'industrie (CCI) de Calais. 40 MF ont ainsi été déploqués par la CCI (dotée d'un budget annuel de fonctionnement de 20 MF) pour endiguer l'arrivée de clandestins candidats à l'eldorado britannique. « Le phénomène, mis en lumière par le drame de Douvres (NDLR : en juin, 58 personnes d'origine asiatique avaient été retrouvées mortes dans un camion frigorifique hollandais), ne date pourtant pas d'hier. Pendant longtemps, malgré de nombreux avertissements, la CCI de Calais a fait preuve d'une inertie incroyable », soulève Eric Fiolet, P-dg des Transports Fiolet, une pme située à 50 km des installations portuaires.
Contrôle CO2. Parmi les nombreuses mesures annoncées en début d'été, peu d'entre elles sont véritablement entrées en application. Le système de vidéo surveillance sera opérationnel en octobre, l'étanchéité du port ne sera achevée qu'en fin d'année, des voies de service, des postes de police et de douane doivent encore être créées dans la zone de fret. Le poste central de protection est encore abrité dans un bungalow et les parkings ne sont pas sécurisés. Néanmoins, devant l'ampleur du problème - 8 500 clandestins interpellés à Calais en 1999 - la CCI se devait de réagir. Des badges ont été distribués aux personnes autorisées à pénétrer dans la zone portuaire. Des patrouilles, au total une trentaine de personnes, sont chargées de contrôler les accès, de procéder, si les conducteurs le souhaitent, à une vérification visuel du chargement avant embarquement du camion sur le ferry. Par ailleurs, les agents du SPS sont désormais équipés de détecteurs de gaz carbonique permettant de repérer une présence humaine dans le camion. Un contrôle gratuit auquel les transporteurs sont invités à se soumettre. D'autant que la CCI délivre une attestation permettant éventuellement de prouver la bonne foi du conducteur aux autorités britanniques. Seul problème : les Anglais tardent à valider ce document. « Depuis la mise en place du service, 3 000 "non accédants" ont été signalés à la police de l'air et des frontières (PAF), dont environ 25 % ont été détectés au CO2. D'ici la fin de l'année, nos équipes redoubleront d'efficacité grâce notamment à la vigilance accrue des transporteurs routiers », souligne Hervé Couret. « Désormais, un camion sur deux, soit environ 750 véhicules/jour, se présente au contrôle C02 », affirme Gérard Barron, directeur de la communication de la CCI de Calais.
Plan « anti-clandestin ». Depuis l'entrée en vigueur, en avril dernier, de la nouvelle réglementation britannique, les entreprises - comme les conducteurs - encourent une amende de 20 750 F par passager clandestin transporté. Autant dire que les transporteurs n'ont pas attendu la mise en service du SPS pour agir. Spécialistes du transmanche, les Transports Carpentier ont pris le problème à bras le corps « bien avant la nouvelle loi anglaise », précise David Sagnard, le directeur de cette pme calaisienne. « Nous avions adressé à chaque conducteur une note de service les mettant en garde contre l'immigration clandestine. Depuis, nous sommes passés à la vitesse supérieure en mettant en place un plan "anti-clandestin", tout en sachant que l'irréparable peut toujours être commis : les bâches peuvent être découpées, le cordon TIR sectionné, etc. Nous demandons à nos chauffeurs d'installer le cordon TIR avant tout embarquement, de plomber les marchandises, de verrouiller les remorques. Avant embarquement, les chauffeurs procèdent à une vérification systématique de la semi. A Calais, nous leur demandons d'éviter les endroits à risques, d'être vigilants. Il est arrivé que des clandestins se jettent d'un pont pour sauter sur le toit de la remorque. Ils doivent également impérativement stationner les véhicules dans le parking de l'entreprise. » Norbert Dentressangle, un des plus importants opérateurs français outre-Manche, avec quelque 400 véhicules/jour, a également sensibilisé son personnel. « Nous les avons, par exemple, informés sur les techniques utilisées par les clandestins pour pénétrer dans les camions », indique Thierry Leduc, responsable de la communication du groupe drômois. Jacques Salmon est, lui, artisan transporteur. Chaque jour, il traverse la Manche, le plus souvent en empruntant la ligne Boulogne-sur-Mer/Folkstone. « A Boulogne, la situation est plus calme, la zone portuaire est nettement plus sécurisée qu'à Calais. Ce qui ne m'a pas empêché de trouver un clandestin caché dans mon ensemble. Étant donné l'importance des amendes en Angleterre, je redouble d'attention. Lorsque je suis en repos, ma remorque est systématiquement plombée. Mais, les clandestins trouvent toujours la parade. »
Drame humain. Ce fatalisme est partagé par la majorité des chefs d'entreprise. Plus la répression et les moyens de contrôle se perfectionnent, plus les réseaux d'immigration clandestine s'organisent pour passer au travers des mailles du filet. « C'est un véritable drame humain. Au centre d'accueil de la Croix Rouge à Calais, il y a en permanence 500 clandestins qui ne souhaitent qu'une chose : se rendre par tous les moyens en Grande-Bretagne », remarque Thierry Leduc de Norbert Dentressangle. « Je crains, désormais, l'arrivée de passeurs qui pourraient accéder au port grâce à des complices », redoute, de son côté, David Sagnard, des Transports Carpentier. Par ailleurs, les transporteurs restent sceptiques sur la façon dont les forces de l'ordre gèrent le fléau. « Il ne suffit pas de fermer les portes du port pour que le problème soit résolu », explique Christian Leleu, P-dg des Transports Leleu (80) et vice-président de l'Association française du transport routier international (Aftri). La zone industrielle des Dunes, une place où les camions se ravitaillent en carburant, serait, par exemple, une véritable repère pour les candidats au voyage outre-Manche. Les transporteurs ont également bien conscience que ce problème dépasse les simples règles de sécurité et de contrôle. « La Grande-Bretagne, en offrant divers avantages (logement, travail non déclaré) aux immigrés, attire les clandestins. En retour, les Anglais se déchargent sur les transporteurs qui ont en permanence une épée de Damoclès au dessus d'eux. En France, les réfugiés ne possèdent pas de titre de séjour. La police, la douane, la gendarmerie procèdent bien au contrôle de ces personnes en infraction. La loi n'étant pas appliquée, ces clandestins sont laissés libres et peuvent continuer à s'infiltrer à l'intérieur des remorques ou des wagons. Il est donc à craindre une démotivation des forces de l'ordre qui retrouvent fréquemment les mêmes personnes en infraction », enrage Robert Carpentier, président d'honneur de la FNTR Pas-de-Calais.
> Depuis début juillet, 3 000 clandestins ont été interpellés à Calais, dont environ 25 % détectés au contrôle de CO2. L'étanchéité du port n'est toutefois pas encore assurée.
> Les transporteurs ont pris des mesures internes pour se prémunir contre la présence de clandestins dans leurs véhicules. Objectif : ne pas tomber sous le coup de la loi britannique, entrée en vigueur en avril dernier.
> Depuis le départ de Jean-Pierre Chevènement du ministère de l'intérieur, la menace d'un triplement de l'amende infligée aux transporteurs de passagers clandestins semble s'éloigner.
Une ligne téléphonique d'alerte permettant aux conducteurs routiers de joindre à tout moment les forces de l'ordre pour les alerter de la présence de clandestins à bord des véhicules. C'est le dispositif qu'envisagerait de mettre en place le ministère de l'Intérieur. Cette procédure dont le contenu n'est ni finalisé ni validé par les différents ministères concernés, permettrait à la police et la gendarmerie d'intervenir en temps réel, soit en se rendant sur les lieux indiqués par le chauffeur (un parking d'autoroute, par exemple), soit en fixant à ce dernier un lieu de rendez-vous sur son itinéraire.
Quid du projet de loi devant tripler l'amende (de 10 000 F à 30 000 F par individu) infligée aux transporteurs de passagers clandestins après la démission de Jean-Pierre Chevènement ? Est-il toujours dans les cartons ministériels ou restera-t-il un effet d'annonce ? Une chose est sûre : cette mesure, annoncée le 20 juillet dernier par l'ex-ministre de l'Intérieur, compléterait une ordonnance datant de 1945. Laquelle ne contient pourtant aucune disposition spécifique aux transporteurs routiers de marchandises, mais punit d'une amende d'un montant maximum de 10 000 F les entreprises de transport routier de voyageurs, aérien et maritime. Le texte prévoit également des sanctions pénales pouvant aller de 200 000 F d'amende à 5 ans de prison pour délit d'entraide au séjour irrégulier d'un étranger. En outre, un projet de directive européenne est actuellement en discussion. Il reprend grosso modo les termes de l'ordonnance de 1945 en instaurant des sanctions d'un montant minimal de 2 000 euros par clandestin transporté. « Le ministre des Transports nous a assuré de son intention de pas faire porter le chapeau aux transporteurs routiers », indique Jacques-Henri Garban, délégué général de l'Association française du transport routier international (Aftri). Jean-Claude Gayssot doit, par ailleurs, rencontrer prochainement son homologue britannique. Au menu : la reprise des vols du Concorde... et le gel des sanctions prises à l'encontre des entreprises de transport françaises.