Des pme déstabilisées

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De moins en moins utilisée, la conduite en double équipage s'avère pourtant indispensable à la réalisation de certains transports sous température contrôlée. Du coup, sa suppression pénalise fortement des pme dont l'activité reposait entièrement sur cette forme d'organisation. Ces entreprises n'ont désormais plus le choix : mettre en place des relais ou abandonner des trafics.

Le temps non consacré à la conduite par des conducteurs pendant la marche du véhicule lorsque l'équipage comprend deux conducteurs à bord est compté comme temps de travail effectif pour la totalité de sa durée. » En une phrase, le décret du 27 janvier 2000 a scellé le sort du double équipage. A plus d'un titre, le texte gouvernemental restera une étape historique pour le transport routier de marchandises. En sus de dispositions introduites en matière de temps de travail des chauffeurs, il supprime purement et simplement une pratique de moins en moins utilisée mais pourtant indispensable à la réalisation de certains trafics. « Cette mesure inattendue, mal préparée et consentie aux syndicats de salariés par l'administration est un véritable drame pour les sociétés dont les transports étaient organisés en double équipage », affirme Christian Rose, secrétaire général de l'Unostra.

Produits de la marée. Ces entreprises sont aujourd'hui confrontées à deux problèmes majeurs. Le premier est d'ordre financier puisque la disposition ministérielle implique de fait une rémunération à 100 % de l'accompagnateur. « C'est économiquement intenable. D'après mes calculs, il m'en coûterait environ plus de 1 MF par an », note Léopold Médina, P-dg des Transports Médina (66). Autre difficulté, beaucoup plus épineuse, ses conséquences sur la durée du travail et donc sur l'exploitation. « A partir du moment où vous décomptez "plein pot", les personnels dépassent les plafonds journaliers de temps de travail, conduite et autres », explique Christian Rose. « Les camions ne pourront donc plus voyager sur les mêmes parcours », ajoute Christine Di Costanzo, déléguée générale à la Fédération Nationale des Transports Routiers (FNTR). Résultat : « On a enterré le double équipage », résume le permanent de l'Unostra.

Officiellement, il n'existe aucune statistique sur l'utilisation du double équipage en France. Dans le transport routier de marchandises - à la différence du déménagement (voir page 30) - cette pratique concernerait moins de 1 % des trafics. « Autant dire que tout le monde s'en contrefiche », commente un transporteur aux commandes d'une entreprise spécialisée dans le transport des produits de la mer, activité la plus touchée par la fin de la conduite en double. « Les produits de la marée nécessitent l'organisation de trafics en flux tendus. Les camions effectuent de la ramasse dans les ports bretons et partent sur leurs lieux de livraison vers l'Est, le Sud-Est ou Paris », explique Denis Guyau, directeur général d'Équinoxe (100 MF de CA avec 40 véhicules et 60 conducteurs), un transporteur lorientais membre du réseau Tradimar (groupe Stef-TFE). Des pme de transport frigorifique implantées dans des régions excentrées, souvent situés dans le nord de la Bretagne, sont également pénalisées par la suppression du double équipage.

Délocaliser des conducteurs. Installés à Guerlesquin (29), les Transports Jouan réalisent 8 MF de chiffre d'affaires avec 6 véhicules et 12 conducteurs. Particularité : 80 % de ses trafics sont organisés en double équipage, un mode de fonctionnement « maison » qui perdure depuis plus de vingt ans. La pme bretonne transporte des cochons pendus au départ des abattoirs du Nord-Finistère à destination des grossistes du Sud-Est, principalement implantés en Avignon. « Le camion quitte la Bretagne à 13 heures pour arriver vers 4 heures le lendemain chez les clients. Il y a 13 heures de route en direct. C'est un acheminement rapide où il est nécessaire d'avoir deux conducteurs. Aujourd'hui, avec un décompte des temps à 100 %, nous sommes dans l'illégalité », enrage Hélène Jouan, P-dg des Transports Jouan. Cette adhérente de l'Unostra est en quête de solutions. La plus simple à mettre en oeuvre - celle qui est aussi la plus utilisée - passe par la création des relais.

Cette opportunité n'est pourtant pas à la portée de toutes les bourses. « Elle suppose de revoir complètement l'organisation », constate Vincent Meurou, directeur général des Transports Meurou, une société basée à Plerain, près de Saint-Brieuc (22). La formule est, en outre, coûteuse. « Lorsque la mise en place de relais est motivée par la croissance interne, l'investissement est rapidement compensé. En revanche, l'addition est nettement plus salée lorsqu'il faut agir à partir d'une organisation existante », indique Patrick Lahaye, directeur général des Transports Lahaye (35). « Les relais signifient aussi de nouvelles contraintes tels que les temps d'attente », souligne Gérard Raynaud, P-dg d'Express Marée (110 MF de CA avec 170 conducteurs). Il faut également trouver les hommes pour les accomplir. Pas si simple au regard des difficultés de recrutement auxquelles sont confrontées les entreprises du secteur. Les transporteurs peuvent procéder à des embauches sèches, ce qui inévitablement gonfle la masse salariale de leur entreprise. Ils peuvent aussi licencier des conducteurs pour en embaucher d'autres. Enfin, le chef d'entreprise peut délocaliser des conducteurs « double équipage » de manière à les poster sur des relais. « Comment expliquer à un chauffeur grand routier qui a 10 ans d'ancienneté qu'il doit quitter son lieu de travail du jour au lendemain. Nos conducteurs, raconte Hélène Jouan, ont adressé à l'inspection du travail une pétition contre la fin du double équipage. En réponse, l'inspecteur du travail m'a proposé de licencier pour recruter des nouveaux conducteurs. C'est scandaleux ».

Abandon des trafics. Outre un hypothétique réajustement tarifaire destiné à compenser le surcoût de la rémunération intégrale de l'accompagnateur, les portes de sortie ne sont donc pas nombreuses. « Je n'ai finalement qu'une marge de manoeuvre : l'abandon des trafics et la recherche de nouveaux chargeurs. » Autre exemple, celui des Transports Landois, une pme de Ploumilliau (22), près de Lannion. Avec 20 ensemble routiers et 32 conducteurs, elle réalise 23 MF de chiffre d'affaires. « Nous utilisons massivement le double équipage depuis dix ans, indique Yannick Landois, directeur général. Nous livrons des denrées périssables destinées à la restauration rapide sur autoroute. Le camion part de Guingamp à midi pour arriver, 16 heures plus tard, dans le Sud-Est. Nous effectuons 15 rotations par semaine ». Pour cette pme, cette organisation répond à une double préoccupation. Des transports en flux tendus nécessitant la présence de deux conducteurs pour respecter la réglementation sociale et un niveau de sécurité exigé par les donneurs d'ordre, en l'occurrence les pétroliers propriétaires des stations-service. « Nous ne pouvons pas créer de relais. A l'aller, notre camion descend par Niort, Bordeaux, Narbonne. Au retour, il remonte par Lyon et le centre de la France. » « Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans les clous. Auparavant, chaque conducteur faisait chacun 15 heures par jour dont 7,5 heures de conduite et 7,5 heures de temps à disposition décompté à 50 % pendant la marche du camion. Aujourd'hui, le chauffeur réalise 15 heures par jour, ce qui est illégal. Je m'avoue un peu désemparé. »

Lointain souvenir. Des entreprises ont toutefois réussi à limiter la casse. Depuis la création en 1971 de Robin Chatelain (220 MF de CA, 160 ensembles, 280 chauffeurs répartis sur 4 agences), le double équipage a toujours fait partie de la culture de la filiale du groupe Le Calvez. « Jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix, observe Claude Pannetier, directeur général, l'intégralité des trafics était encore gérée en double équipage. Il était censé doper la sécurité et la qualité du travail. Il est tombé aujourd'hui à moins de 10 % des trafics longue distance à la demande ». A l'origine de cette cassure : le contrat de progrès. « A partir du moment où il a fallu décompter les temps, rémunérer à 100 % les temps à disposition (déchargement et chargement principalement), le double équipage s'avérait moins pertinent. » Chez les Transports Lahaye (238 MF de CA avec 300 moteurs et 520 salariés), le double équipage n'est plus qu'un lointain souvenir. « Depuis 1990, notre axe d'exploitation est basé sur les relais. Leur mise en place a été progressive dans le cadre de la croissance de l'entreprise », explique Patrick Lahaye, directeur général. « Il nous reste trois trafics en double équipage à destination du Sud-Ouest. Nous les supprimerons ». Appelées aussi à disparaître, les deux lignes Lorient/Avignon et Lorient/Lyon que les Transports Delanchy (56) exploitent en double équipage. Le transporteur frigorifique de Guidel (320 MF de CA en produits de la mer et produits frais) n'a pas hésité à tailler dans le vif. « Pour la ligne Lorient/Bordeaux par exemple, nous avons mis en place un relais à Saint-Hermine, en Vendée. Nous avons été contraints de supprimer des postes pour en créer d'autres, avec toutefois une balance des emplois positive », indique Frédéric Delanchy, responsable de l'exploitation.

Nuits blanches. Restent les rares entreprises qui sont parvenues à se réorganiser depuis le 1er février, date d'application du texte gouvernemental. Lorsqu'il a appris la disposition du « décret Gayssot », Luc Guiffant, le P-dg des Transports Guiffant (40 véhicules, 80 chauffeurs pour 43 MF de chiffre d'affaires), a cru pourtant que le ciel du Guilvinec lui tombait sur la tête. Et pour cause : 95 % de ses acheminements reposaient sur la conduite en double. En un temps record, et « au prix de quelques nuits blanches », la pme a complètement repensé son organisation pour supprimer tout double équipage. « Il fallait trouver une solution. Nous étions socialement hors la loi et, d'un point de vue financier, c'était insoutenable ». Le transporteur de poissons et de primeurs, qui réalise des transports croisés entre la France et l'Espagne, a mis en place des relais à Nantes, Bordeaux, Toulouse. « Les chauffeurs effectuaient le chargement sur les ports bretons et se rendaient à Hendaye, à la frontière espagnole. Là, deux autres chauffeurs prenaient le relais vers Barcelone ou Madrid. Aujourd'hui, un seul chauffeur charge, il accomplit une coupure à Nantes, puis à Hendaye. Nous avons dû louer chambres d'hôtels et studios. »

Impact pernicieux. Didier Gabert, directeur général de Frigemar (100 MF de CA avec 50 conducteurs et 20 véhicules moteurs), filiale de Tradimar, a également fait preuve de réactivité. Depuis le 1er mai, toutes ses lignes en double équipage (Boulogne/Bordeaux, Bretagne/Bordeaux, Sète/Bordeaux et Marennes/Paris) ont été « découpées » en relais. « Toutefois, admet-il, si j'avais encore le choix, je reviendrais à la formule précédente, beaucoup plus souple. Les relais engendrent des risques de retard, de temps d'attente. ». Léopold Médina, le P-dg des Transport Médina (66) n'est pas loin de tenir le même discours. Utilisateur du transport combiné rail/route, le transporteur catalan (47 MF de CA, 65 personnes, 35 moteurs) regrette également d'avoir dû arrêter le double équipage. Cette organisation servait à transporter des fruits et des légumes au départ de Perpignan à destination du nord de la France et de la Belgique. « Les conducteurs n'ont pas apprécié que l'on privilégie les relais. Nous avons bouleversé leurs habitudes. » Pour le P-dg, la mort du double équipage aura un impact beaucoup plus pernicieux : « Elle va encore accentuer le désintérêt que portent les jeunes au métier de conducteur routier. »

Menacé depuis 1994, mort en janvier 2000

L'idée de supprimer le double équipage n'est pas sortie du chapeau du ministère. Ce sont les organisations syndicales qui l'ont proposée au ministre des Transports lors des négociations sur le projet de décret « 35 heures ». Le 12 janvier, c'est la CFTC, par la voix de Thierry Douine, qui tire la première, relayée avec énergie par la CFDT. Reste que si la suppression du double équipage remonte officiellement au 1er février, date d'application du « décret Gayssot » sur la réduction du temps de travail, la remise en cause de ce mode d'organisation est dans les tiroirs depuis quelques années. « Depuis le contrat de Progrès », précise Philippe Choutet, délégué général de l'Union des Fédérations de Transport (UFT). « Le décret 83-40 a posé le principe du décompte des temps de l'accompagnateur à 50 % en cas de double équipage. Dans le même temps, celui-ci parlait de temps à disposition, décompté à 66 %. Étaient dénommées ainsi les périodes de simple présence, d'attente ou de disponibilité passées au lieu de travail ou sur le véhicule pendant lequel le personnel reste à la disposition de l'employeur. Mais cette notion ne concernait pas le double équipage. Puis est intervenu le contrat de Progrès. La notion de temps à disposition a disparu pour laisser place à celle de temps de service (conduite et autres), décompté à 100 %. Parallèlement, la réglementation sur le double équipage n'avait toujours évolué. Le secteur du déménagement a été le premier à vivre cette contradiction. Dans nombre d'entreprises, la situation était la suivante : le temps de service d'un accompagnateur sans permis était décompté à 100 % alors qu'un accompagnateur avec permis - donc susceptible de conduire - était décompté à 50 %. Une situation pour le moins illogique », remarque Philippe Choutet. Même son de cloche côté syndicats de salariés. « La suppression du principe de décompte des temps à 50 % est une vieille revendication syndicale », rappelle Joël Lecoq, responsable de la branche Route CFDT. Lequel reprend à son compte l'exemple du déménagement. « Bien souvent, un déménageur installait trois personnes dans un camion : un conducteur et un déménageur-conducteur décomptés à 100 %, un conducteur-accompagnateur à 50 % » « Au final, le ministre des Transports a fait disparaître un système d'équivalence incohérent », observe, quant à lui, Roger Poletti de FO-Transports. « Est-il normal qu'un conducteur accompagnateur soit rémunéré à 50 % alors qu'il ne peut vaquer librement à ses occupations ? »

Réglementation
Une spécificité française

Assez largement pratiquée dans les pays d'Europe du Nord et d'Europe centrale, la conduite en double équipage est peu utilisée en France, à l'exception de certaines spécialités telles que le transport à température contrôlée (essentiellement les produits de la mer et les primeurs) et le déménagement. Au niveau européen, le double équipage est régi par le règlement 38-20 du 20 décembre 1985. Lequel précise que « pendant chaque période de 30 heures dans laquelle il y a au moins deux conducteurs à bord d'un véhicule, ceux-ci doivent chacun bénéficier d'un repos journalier d'au moins 8 heures consécutives ». Ce qui autorise, dans le cadre de cette réglementation communautaire, une amplitude de 22 heures. Le repos du chauffeur peut être pris à bord du véhicule, pour autant que ce dernier soit équipé d'une couchette et demeure à l'arrêt.

En instaurant le décompte à 100 % des temps de l'accompagnateur en double équipage, le décret du 27 janvier 2000 a, quant à lui, supprimé une spécificité hexagonale introduite par le décret 83-40, dit « décret Fiterman ». Selon laquelle le temps non consacré à la conduite pendant la marche du véhicule était compté comme travail effectif pour une fraction égale à la moitié, lorsque l'équipage comprend deux conducteurs à bord. Cette disposition ne visait que les temps passés à côté du conducteur pendant que le véhicule était en mouvement. Si le camion s'arrêtait, la situation des conducteurs s'analysait alors en fonction de la définition générale de la durée du travail.

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