Plusieurs « sorties » dans la presse du puissant actionnaire de Kühne+Nagel ont remis la vente du transitaire allemand DB Schenker en haut de la pile. Le seul homme d’affaires de cet âge (85 ans), dont les déclarations rarement oubliables sont capables de mettre les médias en alerte, a encore fait mouche.
Tout en rejetant l'idée que l'une des deux sociétés dont il est actionnaire – Kuehne+Nagel à 53,4 % et Hapag-Lloyd à 30 % aux côtés de CSAV – puisse acquérir « seule(s) » DB Schenker, Klaus-Michael Kühne n’exclut pas que l’une d’entre elles soit partie prenante d'une offre conjointe aux côtés d’une ou plusieurs sociétés de capital-investissement.
Dans un entretien publié par Manager Magazin, un titre de presse allemand auquel il a pour habitude de réserver quelques morceaux de choix, l’héritier de l’empire fondé à un autre siècle par son grand-père August Kühne, précise qu'il ne s’agit pas pour Kuehne+Nagel de reprendre DB Schenker – « les organisations sont trop parallèles » –, il pencherait plutôt, à ce égard, vers une « combinaison » des deux commissionnaires.
Il serait plus favorable, pour ce qui le concerne, à l’acquisition du transitaire allemand par Hapag-Lloyd. Mais, ajoute-t-il, « sans doute pas les autres actionnaires » du transporteur allemand de conteneurs, à savoir le chilien CSAV (30 %), HGV (13,9 %), Qatar Holding (13,2 %), et le Fonds d'investissement public d'Arabie saoudite (Public Investment Fund of the Kingdom of Saudi Arabia, 10,2 %), le solde étant en flottant.
« Nous ne voulons pas être sur le siège avant du conducteur. Nous pouvons apporter notre savoir-faire par le biais d'une participation minoritaire, ce qui peut être intéressant pour les sociétés de capital-investissement », expose le milliardaire dans cet entretien.
Des propos qui trahissent les inquiétudes du propriétaire de Kühne+Nagel quant à une reprise par un autre grand, ont immédiatement interprété les milieux d’affaires, avisés sur les ruses de l’homme d’affaires. D’autant que la proposition – « une idée » sans qu’il y ait de « négociations concrètes » –, paraît déconnectée de la réalité du marché. La valeur de DB Schenker est estimée dans une fourchette très large comprise entre 12 et 20 Md$. Pour emporter la pile, Hapag-Lloyd devrait donc y consacrer la totalité de son bénéfice d'exploitation (Ebit) de 2022, soit 18,7 Md$.
Les appétits se réveillent entre grands commissionnaires de transport
Officialisation de la vente
Depuis mi-décembre, le milieu de la commission de transport est au fait. Le directoire de la Deutsche Bahn a été chargé de préparer une vente de sla filiale de commission de transport, présente au niveau international dans le fret aérien, terrestre, maritime et la logistique contractuelle.
Depuis plus d’un an, la cession de DB Schenker (2,05 MEVP et 1,094 Mt en aérien, données 2021) est sur le fil tendu de l’actualité. Et revient sur le devant de la scène au gré des difficultés de sa maison-mère, la compagnie ferroviaire allemande à l’endettement colossal (30,5 Md€ fin juin 2022).
L’arrivée au pouvoir du chancelier allemand Olaf Scholz fin 2021 et d’un gouvernement de coalition dirigé par les sociaux-démocrates (SPD), plus favorables à cette perspective, a donné un coup d’accélérateur à la cession. Le conseil de surveillance de la Deutsche Bahn a donné, en fin d’année 2022, son blanc-seing à l’opération.
Le commissionnaire, dont le siège est à Essen, dispose d’un réseau de 1 850 sites, emploie 76 100 personnes dans 130 pays et représente plus d’un tiers des revenus de la Deutsche Bahn. Au cours du premier semestre de 2022 (derniers résultats connus), l’entreprise a réalisé un bénéfice d’exploitation de près de 1,2 Md€, soit le meilleur résultat des 150 ans d’histoire de l’entreprise, indique le communiqué de fin d’année du conseil de surveillance.
Une opération de grande envergure
Si l’affaire se concrétise, il s’agirait d’une transaction de grande envergure, à l’instar de celle de DSV et de Panalpina, dont les tractations ont animé une bonne partie de l’année 2019. Depuis l’officialisation de la cession, Deutsche Post, actionnaire de DHL, n’a pas caché son intérêt. Une offre qui aurait tout pour séduire Berlin, rarement friand de vendre des actifs à des intérêts étrangers.
Maersk a également été mentionné comme un acheteur potentiel de DB Schenker, mais le PDG Vincent Clerc a repoussé une nouvelle fois l’éventualité lors de la récente présentation du rapport annuel, mentionnant un problème de taille. Trop grande pour être absorbée ? « Je ne crois tout simplement pas qu'il soit possible de créer de la valeur à long terme pour les parties prenantes en réalisant une opération majeure. Il y a de grandes différences culturelles et un grand risque de perdre une grande partie de ce que l'on acquiert », a expliqué Vincent Clerc.
Mais c’est surtout l’intérêt du danois DSV Panalpina qui est scruté par les communautés d’investisseurs et les milieux financiers. Le commissionnaire a déclaré, à plusieurs reprises, être à l’affût d’opportunités de croissance externe et avoir le cash nécessaire. Sa dernière grande emplette sur le marché remonte à avril 2021 avec le groupe danois de transport et logistique Global Integrated Logistics (GIL) pour 4,2 Md$. Selon une estimation de la banque DNB Markets, DSV, dont la recherche d’économie d’échelle est connue, pourrait apporter des synergies d'une valeur d’1 Md€.
La saga DSV Ceva et DSV Panalpina
Le secteur se souvient comment l’ensemble DSV/Panalpina s’est concrétisé en 2019 pour se hisser à la quatrième place mondiale en termes de volumes transportés par la mer, derrière DHL Global Forwarding, Kuehne+Nagel et DB Schenker. Le numéro 7 mondial DSV (toujours par les volumes transportés en EVP) avait profité des désaccords entre actionnaires du numéro six mondial Panalpina pour déposer une offre non sollicitée, qu’il réévaluera plusieurs fois en vue de gagner la sympathie de la Fondation Ernst Goehner, l’actionnaire majoritaire.
Au début de l’année 2019, alors que le commissionnaire suisse de transport faisait l’objet de cette OPA inamicale, le nunéro deux mondial Kuhne+Nagel avait discrètement approché la bâloise avant de jeter l’éponge face à la surenchère. « Si les Danois veulent absolument acheter une Panalpina désespérément surévaluée, alors vous ne pouvez pas l'empêcher », avait déclaré sans fard Klaus-Michael Kühne.
DSV sortait à peine d’une tentative de prise de contrôle ratée sur Ceva Logistics face à la réticence du conseil d’administration de cette dernière en dépit d’une offre évaluant l’entreprise à 1,34 Md€. L’offensive DSV avait poussé CMA CGM, actionnaire de Ceva, à précipiter une montée au capital avant d’en prendre le contrôle. La suite est connue. La Suisse est devenue le bras armé de la stratégie logistique de CMA CGM.
Pris en flagrant délit de contradictions
Klaus-Michael Kühne est connu pour ses déclarations à l’emporte-pièce, qui n’ont toutefois rien du non-contrôlé. Mais en laissant entendre qu'Hapag-Lloyd pourrait participer à une acquisition de DB Schenker, il est en desaccord avec ses propres considérations tenues en novembre 2020, bien avant les actuels développements. Dans un entretien au journal allemand DSV, le milliardaire était revenu sur la concurrence croissante entre les commissionnaires et les compagnies maritimes autour de l’enjeu de la logistique terrestre. Á l’époque, la stratégie de Maersk et de CMA CGM – Maersk avec Damco et CMA CGM avec Ceva –, aspirant à devenir des prestataires de services logistiques de bout en bout, était de plus en plus visible et lisible.
Illustration de la pression concurrentielle accrue, DB Schenker avait claqué la porte de Maersk pour confier une partie de ses volumes à la compagnie italo-suisse MSC, restée à l’écart des mouvements de ses pairs. Les relations commerciales s’étaient tendues entre Maersk et le transitaire allemand au sujet de Damco, la filiale de la Deutsche Bahn accusée d'avoir tenté de détourner une partie de sa clientèle.
Des métiers dont les frontières se brouillent
Á la presse, le principal actionnaire de Hapag-Lloyd (via ses sociétés Kühne Maritime et Kühne Holding AG) avait aussi clairement dit que la compagnie maritime allemande ne s’orienterait dans la même voie que ses concurrentes.
Quelques mois plus tard, en écho, Rolf Habben Jansen, PDG de Hapag-Lloyd, avait fait part à son tour de son scepticisme quant aux prolongements air-mer terre de ses concurrentes. A fortiori dans le fret aérien comme Maersk, CMA CGM et MSC.
Récemment, le transporteur allemand, qui semblait se réserver à un développement organique plus classique, a investi à son tour dans la logistique en devenant actionnaire (49 %) du groupe logistique italien Spinelli (entreposage, opérations sous douane, transport intermodal...).
Depuis un an, Klaus-Michael Kühne est aussi le deuxième actionnaire (avec 10 %) de la compagnie nationale aérienne Lufthansa derrière l’État allemand. Celle-là même qui s’était rapprochée de MSC pour déposer une offre de reprise, avortée, de l’italienne ITA Airways.
Sans doute faut-il lire l’ensemble de ces agitations à la lumière des concurrences accrues dans un secteur où les frontières entre les métiers se brouillent depuis que les compagnies maritimes ne se contentent plus du transport maritime.
Adeline Descamps