« Il y a quelque temps, j’ai envisagé de changer de fournisseur pour les tracteurs. Nous avons soumis l’idée à nos 120 conducteurs sur le réseau social d’entreprise. Plusieurs ont objecté avec de véritables arguments. À titre personnel, je n’avais pas forcément analysé la fiabilité plus importante de Scania à long terme. Je me suis rangé à leurs arguments. »
Cette anecdote, racontée par Ghislain Billaudel dans un bureau du siège d’Auby, illustre l’une des facettes des Transports Delcroix. Le principe de la décision par consentement est désormais roi. Un groupe travaille sur un sujet, opte pour une décision, mais la soumet à toutes les personnes concernées. Matériel, cadre de paie, temps de présence et télétravail, tout ce qui a trait à la vie de l’entreprise peut ainsi être exposé. « Mais, attention, quand parfois il y a vote, ce n’est pas anonyme. C’est un peu comme à l’Assemblée nationale avec les députés. On sait qui vote pour quoi, et si on n’est pas d’accord avec la décision, il faut savoir expliquer pourquoi, donner les arguments. » Cette pratique de gouvernance partagée, inspirée de la sociocratie, le dirigeant y réfléchissait bien en amont et l’a mise en œuvre il y a quelques années, après des difficultés en 2016-2017 dues à la fermeture de deux sites de clients importants, à des problèmes de gestion humaine en interne, etc.
« Je sens aujourd’hui une réelle évolution de l’ambiance dans l’entreprise, assure Ghislain Billaudel. Les salariés en parlent à l’extérieur, soulignent le fait que c’est une entreprise familiale dans laquelle ils se sentent considérés. À mon sens, chacun devrait pouvoir se sentir artisan dans son collectif. Cela nécessite d’aimer son travail mais aussi d’avoir une certaine autonomie et une liberté dans un cadre partagé. »
Actuellement, l’entrepreneur réfléchit à la mise en place d’un tableau de bord par camion, avec des indicateurs sur la marge brute, l’évolution de la consommation, le coût de maintenance, en objectivant chaque indicateur sur la moyenne du premier quartile, etc. Une manière de responsabiliser les chauffeurs, mais sans pour autant agiter la prime. « Je suis contre les primes individuelles. Évidemment, les salaires sont différents selon les salariés, mais le système d’intéressement est distribué à parts égales en euros. La carotte pour faire avancer, ce n’est pas trop ma philosophie. Il faut trouver des gens qui aiment ce qu’ils font et veulent s’inscrire à long terme. »
Ce virage de gestion marque bien l’ambition des Transports Delcroix qui ont toujours su s’adapter et évoluer depuis… le milieu du XIXe siècle ! En 1858, Fidelis Delcroix crée sa société de négoce de charbon. Un siècle plus tard, l’entreprise évolue vers le service de livraison de charbon, puis de fioul domestique, avant le transport des produits pétroliers, le vrac solide et liquide en général. Sous la houlette de Ghislain Billaudel depuis dix-huit ans – le quinquagénaire représentant la cinquième génération familiale –, les Transports Delcroix évoluent actuellement dans trois grands secteurs : les produits pétroliers, les produits noirs (comme le bitume), le recyclage et les produits dangereux. La filiale, Logways, créée en 2007, œuvre dans l’affrètement et la logistique avec la gestion d’une plateforme vrac, ainsi que la maintenance industrielle.
Et l’entreprise n’a pas fini d’évoluer. Dans le secteur concurrentiel des produits pétroliers, où une partie des acteurs vont « au moins disant, mieux disant », les Transports Delcroix, installés sur un ancien puits de mines, insistent sur le service et la proactivité plutôt que sur le prix. « En ce moment, un ensemble 44 tonnes de matières dangereuses citerne coûte entre 200 000 et 220 000 euros, reconnaît le chef d’entreprise. Il faut une rentabilité en face. Quand les tarifs de certains appels d’offres nous paraissent trop bas, nous n’hésitons pas à dire non aux acheteurs concernés quitte à perdre du chiffre d’affaires à court terme. Ce qui nous pousse à nous repositionner. » D’où le recrutement de commerciaux pour chercher de nouveaux marchés avec une valeur ajoutée. « Les marchés très bataillés sont ceux où le conducteur conduit uniquement. Donc, nous nous orientons de plus en plus vers des marchés techniques où il peut faire autre chose. » Ces marchés techniques à valeur ajoutée seront notamment développés dans les zones du nord de la France et la Belgique. Pour arriver à ses fins, Ghislain Billaudel n’est pas fermé aux acquisitions car « en achetant une société, on peut gagner du temps en termes d’acquisition de savoir-faire, de légitimité, de développement ». Mais toujours sans oublier l’humain, à tous les étages. Par exemple, les commerciaux recrutés doivent être sans cesse connectés aux exploitants. « Ils partagent la responsabilité du compte de résultat, nous leur demandons de construire ensemble », estime le dirigeant. Chacun doit se sentir considéré. « Je veille à ce que les exploitants parlent bien aux chauffeurs, leur expliquent les choses tout en restant exigeants. » Le dirigeant fait des points réguliers sur la situation de l’entreprise, ses ambitions, grâce à des plénières ouvertes à tous les samedis, ainsi que des vidéos… L’une des prochaines concernera deux formations lancées au sein de l’entreprise, sur le leadership « qui fait grandir » et « sur la connaissance de soi et des autres ». Les salariés y exploreront les concepts de la juste autorité, les principes de communication constructive, ce qu’est une croyance limitante ou féconde, les notions de rapports de force et jeux psychologiques dans un groupe, etc. Pour faciliter ces échanges, Ghislain Billaudel a mis en place un réseau social d’entreprise qui permet de rapprocher des salariés, notamment ceux partant à la semaine, d’autant que la société a des sites à Dunkerque et en Normandie. « Ici, on a quelqu’un qui félicite un chauffeur qui a eu un bon contrôle dans une station-service. Là, c’est le plan de circulation d’un client qu’un chauffeur partage. Ailleurs, ce sont des informations sur la facturation, etc. »
A-t-il des retours d’autres dirigeants sur sa pratique managériale par le consentement ? « Ça les interpelle, mais souvent, ils me disent que ça ne peut pas fonctionner chez eux, reconnaît le dirigeant. En effet, il n’y a pas de formule magique, c’est un cheminement très long. Je continue à décider sur certains aspects comme sur les politiques de renouvellement de matériel, par exemple. La délégation des décisions se fait progressivement et suit la montée en maturité des équipes. Il m’est arrivé d’aller trop loin sur des décisions à fort impact et de devoir revenir en arrière. C’est ma responsabilité de discerner cela, comme de faire vivre les valeurs, de faire respecter les cadres partagés mais aussi d’assumer les inévitables “plantés” de ces changements organisationnels. » Côté investissements, en cette période particulière, Ghislain Billaudel a décidé de mettre la pédale de frein… sauf sur les business qui ont un vrai sens pour l’avenir de l’entreprise. L’activité, elle, ne s’est pas écroulée, mais il faut jongler. « On indexe à 100 % en temps réel. Nous avons aussi renégocié nos prix pour la partie hors gazole. Je ne suis pas inquiet pour les prochains mois. Nous sommes agiles et savons réduire la voilure si jamais la demande venait à chuter. » Comme évoluer avec son temps. Les Transports Delcroix s’organisent en maintenance pour faire durer leurs tracteurs de plus d’un million de kilomètres. « Cela nécessite d’acheter plus cher, mais sur dix ans, on s’y retrouve d’autant plus que nous trouvons des matériels fiables et qui consomment peu. » Voir à long terme, c’est l’un des secrets de longévité des Transports Delcroix.
• Siège : Auby (Nord)
• Chiffre d’affaires 2021 consolidé : 23,5 M€
• Effectif : 140 salariés
• Parc : 115 moteurs
• Activités : carburant-biocarburant, produits noirs, recyclage déchets dangereux, affrètement, gestion plateforme vrac de matériaux, prestation industrielle