Marie-Anne Cervoni (IRU) : « La décarbonation passe aussi par des leviers actionnables immédiatement »

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Marie-Anne Cervoni IRU

Marie-Anne Cervoni, directrice associée Strategy & Marjet Intelligence à l'IRU.

Crédit photo IRU
La rédaction de l’Officiel des Transporteurs a eu l’opportunité de s’entretenir avec Marie-Anne Cervoni, directrice associée Strategy &Market Intelligence à l’IRU. Elle revient sur la vision de l’IRU sur la conjoncture et les dossiers chauds du TRM en Europe.
L’Officiel des Transporteurs : Selon les derniers travaux de l’IRU, les transporteurs routiers européens sont confrontés à une baisse de la demande du marché. Quelles sont les explications à cette tendance ?

Marie-Anne Cervoni : La légère baisse de la demande du marché s’explique par l’inflation, qui a eu un impact négatif sur le pouvoir d’achat et la consommation des ménages européens. La faible hausse du PIB européen, 0,6 % en 2023, cache des disparités entre les États membres. Ainsi, certains pays sont en vraie difficulté, comme l’Allemagne et les Pays-Bas avec un PIB par habitant en chute respectivement de – 1,2 % et de – 0,9 % en 2023. Une tendance inverse est observée en Espagne, avec une hausse de + 1,2 % du PIB par habitant. Par conséquent, la production industrielle s’est en partie adaptée, avec des réductions de – 0,9 % au Royaume-Uni, – 1,6 % en Allemagne et – 0,2 % en France. Toutefois, certains pays de l’UE s’en sortent mieux, comme la Pologne et l’Espagne, avec une production en progression respectivement de + 0,4 et + 0,7 %. La forte inflation voit néanmoins son impact sur le fret routier compensé par une réduction des prix des carburants.

Cette disparité d’évolution d’activités a-t-elle été observée par spécialité de transport ?

M.-A. C. : Les impacts par spécialité de transport seront disparates. Aujourd’hui, les marchandises les plus transportées dans l’Union européenne sont les denrées alimentaires, suivies des matières premières et des produits intermédiaires. Le trafic de denrées alimentaires sera moins affecté que les autres types de produits, le besoin étant là, même si légèrement réduit. On le voit à travers les chiffres de l’Espagne et de la Pologne, tous deux gros producteurs de ce type de produits. En revanche, une baisse de la production industrielle touchera davantage les deux autres spécialités.

Quelles sont les perspectives entrevues pour le futur ?

M.-A. C. : Nos prévisions donnent une réduction du volume transporté inférieure à – 1 % entre 2022 et 2023. Avec la fin de l’inflation amorcée début 2024 et des prévisions de croissance au niveau européen à hauteur de + 1,3 % pour cette année, le fret routier européen devrait pouvoir de nouveau croître à hauteur de + 0,6 % par rapport à 2023, ramenant à des niveaux de 2022. Sur les deux à trois prochaines années, le fret routier devrait retrouver son niveau d’avant la pandémie de Covid. La progression devrait se poursuivre en 2025 et 2026, avec des prévisions respectives de hausse de + 3 % et de + 6 %.

Le transport routier de marchandises est confronté à des impératifs de transition énergétique. Quels sont les leviers pour accélérer le mouvement dans le secteur ?

M.-A. C. : Le plus gros frein pour la transition énergétique est le niveau d’investissements nécessaires pour produire des énergies vertes en quantité suffisante, les distribuer à travers les routes européennes et acheter des véhicules pouvant les utiliser. Nos prévisions indiquent une facture de plusieurs milliers de milliards d’euros rien que pour le TRM européen. Un tel montant se répercute au niveau décisionnaire, avec des déploiements lents sur ces trois piliers de la décarbonation. Un autre pas réside dans une meilleure compréhension des usages que l’on fait aujourd’hui des poids lourds. D’un point de vue législatif, cela permettrait de mettre en place des lois et règlements prenant mieux en compte les spécificités de nos métiers. D’un point de vue opérationnel, c’est une lecture approfondie de l’usage qui permettra d’estimer le gain énergétique et la technologie la plus propice pour répondre au besoin. C’est en mettant face à face besoin et choix pertinents de solution technique que l’on pourra réduire le coût opérationnel des transporteurs, réduisant ainsi la facture de la transition. Et donc accélérer sur la transition.

Qu’en est-il de l’innovation technologique et de son rôle dans cette transition énergétique ?

M.-A. C. : L’industrie doit avancer à la fois sur l’efficience des véhicules et sur les carburants alternatifs. Travailler sur l’efficience énergétique permet de réduire la consommation énergétique des véhicules, et donc de réduire le surcoût apporté par les nouvelles énergies. Un véhicule qui consomme moins étend l’autonomie d’une batterie ou d’un réservoir à hydrogène, ce qui est bénéfique sur le TCO (Total Cost of ownership).

N’y a-t-il pas des actions à mener à plus court terme pour verdir son activité ?

M.-A. C. : Au travers notre initiative Green Compact, visant à la neutralité du transport routier à l’horizon 2050, nous avons pu mesurer le potentiel d’efficience énergétique apporté par l’écoconduite des véhicules plus efficaces et une logistique mieux harmonisée. 50 % de réduction des émissions de CO2 sont atteignables en travaillant sur l’adoption de bonnes pratiques du secteur. Nous parlons ici de formation continue des conducteurs, d’utilisation de pneumatiques verts et d’appendices aérodynamiques, et d’étendre l’usage des EMS (Systemes de gestion d’énergie) et de la télématique, entre autres.

Quelle est votre position sur le transport combiné en tant que moyen de décarbonation ?

M.-A. C. : Notre démarche collective Green Compact a identifié l’efficience logistique comme un levier à la décarbonation. Le transport combiné, qui permet la massification des flux, constitue donc une option incontournable. La décarbonation passera non seulement par l’innovation technologique (carburants, véhicules), mais aussi par des leviers actionnables immédiatement en matière d’organisation du transport ou de formation.

L’Union européenne planche actuellement sur le transport routier d’animaux vivants. Quelle est la position de l’IRU sur le sujet ?

M.-A. C. : Bien qu’il y ait des efforts pour améliorer le bien-être des animaux lors du transport, nous pensons que les législateurs doivent améliorer leur proposition dans quatre domaines particuliers. D’une part, il faut affiner la responsabilité des différentes parties de la chaîne logistique (détenteurs des animaux, transporteur, destinataire). Ensuite, il faut permettre une flexibilité dans l’organisation et l’utilisation des véhicules. Plus d’espace ne veut pas forcément dire plus de confort et de sécurité : avec trop d’espace, les animaux risquent de tomber ou de se blesser. Et puis, c’est contradictoire avec la politique de transport optimisé de l’UE, car il faudra plus de véhicules pour acheminer le même nombre d’animaux. Troisième point : il faut améliorer la formation du personnel impliqué dans le transport (conducteurs et accompagnateurs) et qu’elle soit harmonisée sur l’ensemble des États membres. Enfin, il faut que les législateurs rendent compatibles les temps de parcours des animaux avec les règles sociales liées au transport routier, telles que les règles relatives au temps de travail et aux temps de conduite et de repos. L’objectif étant d’amener les animaux à destination le plus rapidement possible et de réduire au maximum le nombre d’arrêts en cours de route, qui sont source de stress pour les animaux.

Autre volet du transport, pour lequel les États membres se questionnent : celui du chargement et déchargement. Quelle est la vision de l’IRU sur le sujet ?

M.-A. C. : L’IRU a discuté de la législation espagnole et portugaise avec ses membres et les a résumées dans un document dédié aux membres, leur conseillant de porter la question au niveau national (ce qui est d’ailleurs le cas de la France pour le moment). Il n’y a pas unanimité au niveau de l’IRU sur la question de savoir si ces questions doivent être traitées au niveau européen, un certain nombre de membres, notamment des pays nordiques, préférant résolument traiter ces questions au niveau national, directement avec leurs partenaires sociaux syndicaux. En collaboration avec la Global Shippers’ Alliance and the International Transport Workers’ Federation, nous avons élaboré une charte pour améliorer les conditions de travail des chauffeurs sur les sites de chargement et de déchargement. Ce qui améliorera leurs conditions de travail, augmentera considérablement l’efficacité opérationnelle et rendra la profession plus attractive à terme.

Le secteur du TRM fait face à une pénurie de conducteurs. Quels seraient les leviers pour améliorer la situation selon l’IRU ?

M.-A. C. : Il est possible de travailler sur deux axes : d’une part, la facilitation de l’accès à la profession, et d’autre part, l’amélioration des conditions de travail, jouant sur l’attractivité du métier. Sur le volet de la facilitation d’accès, les gouvernements et les entreprises pourraient contribuer financièrement à la formation des jeunes conducteurs. Les coûts d’obtention du permis camion et du certificat d’aptitude professionnelle (formation comprise) sont très élevés dans la plupart des pays européens. Par exemple, un jeune doit débourser 4 000 € pour se former en France, ce qui représente beaucoup. Dans certains pays, un dispositif d’accompagnement est déployé, comme des aides financières aux Pays-Bas, voire un financement total en Suède. Autre levier de facilitation : l’accès de conducteurs issus de pays non européens. Pour que la formation d’un chauffeur provenant d’un pays hors UE soit reconnue, il faudrait définir un cadre commun de reconnaissance des CAP étrangers provenant de pays dont les exigences en matière de conduite sont similaires à celles de l’UE. Chose qui avance dans le bon sens à la suite des derniers travaux au niveau de la commission transports du Parlement européen.

Comme évoqué, l’emploi de conducteurs issus de pays tiers serait une solution pour pallier la pénurie de main-d’œuvre. Comment empêcher la distorsion de concurrence entre les pays d’Europe de l’Est et les pays européens de l’Ouest ?

M.-A. C. : Le principe de détachement des travailleurs du Paquet Mobilité élimine déjà en partie cette distorsion. Celui-ci vise à garantir aux travailleurs détachés les conditions de travail et d’emploi (dont la rémunération) applicables dans l’État membre d’accueil. Les conducteurs effectuant des opérations de transport dans des pays autres que l’État membre dans lequel l’employeur du conducteur a son établissement, sont considérés comme détachés (à l’exception de ceux opérant dans des cas spécifiques, comme les transports bilatéraux et le transit). Quel que soit le nombre de conducteurs de pays tiers entrant dans le bassin de main-d’œuvre de l’UE, la concurrence actuelle et la situation du marché entre pays de l’Est et de l’Ouest restera pour tout ce qui est transport domestique (environ deux tiers du volume total de transport européen) et transfrontalier (25 % du volume total). Il est aussi important de souligner que notre objectif est avant tout d’attirer davantage de talents locaux, y compris des femmes et des jeunes. Mais étant donné l’ampleur de la pénurie de chauffeurs et le fait que nous avons une population de chauffeurs vieillissante dans l’UE, nous avons besoin de chauffeurs de pays tiers pour complémenter le talent local et combler le vide.

Vous avez évoqué l’amélioration des conditions de travail comme levier pour compenser la pénurie de conducteurs. Pouvez-vous détailler en quoi cela va y contribuer ?

M.-A. C. : En offrant des conditions de travail plus confortables, vous serez en mesure d’attirer davantage de personnes pour exercer en tant que conducteur routier. Cette amélioration passe, entre autres, par le déploiement de sites de stationnement appropriés : douches, toilettes hommes/femmes, restaurant, etc. Selon une étude de la Commission européenne datant de 2019, il existe 300 000 places de stationnement pour camions disponibles dans l’UE, avec un manque important de 100 000 places pour répondre à la demande totale. Seules 7 000 places, soit moins de 3 % des places de stationnement existantes dans l’UE, se trouvent dans des zones certifiées sûres et sécurisées. Les conducteurs, en particulier ceux opérant sur de longues distances, passent une partie de leur temps dans les aires de stationnement, il est donc primordial que ces environnements offrent un niveau adéquat de sécurité, de confort et de dignité. L’amélioration des conditions est très importante dans le but de rendre la profession plus attractive, notamment pour les femmes. La flexibilisation du temps de travail peut également permettre davantage, notamment pour favoriser la vie familiale.

Les conditions d’accueil peuvent également s’avérer compliquées sur les sites d’exploitation. Que fait l’IRU pour sensibiliser à ce sujet ?

M.-A. C. : Sur les sites de chargements ou de livraison, les conducteurs sont parfois soumis à des conditions d’accueil très discutables. En outre, ils doivent souvent procéder eux-mêmes au chargement et au déchargement des marchandises et ne sont pas autorisés à accéder aux toilettes des installations des chargeurs. Parfois, ils n’ont même pas accès à un parking sécurisé. L’IRU s’est associée à l’Alliance mondiale des expéditeurs (Global Shippers’ Alliance) et à la Fédération internationale des ouvriers du transport pour définir et promouvoir une charte visant à améliorer le traitement des conducteurs sur les sites de collecte et de livraison, et donc leurs conditions de travail, ainsi qu’à accroître l’efficacité opérationnelle et, en fin de compte, à contribuer à rendre la profession de conducteur plus attrayante. La charte a été signée par 468 organisations dans le monde.

 

Parcours de Marie-Anne Cervoni

2009-2012 : Chargée de stratégie marketing du Groupe PSA

2012-2015 : Consultante stratégie du cabinet de conseil Defense & Energy

2015-2018 : Responsable Market Research Intelligence chez Sonepar

2018-présent : directrice associée Strategy & Market Intelligence à l’IRU

 

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