Vendredi 25 janvier, 7 h 45, au Montellier, village de 272 habitants perdu dans l’Ain, la campagne est couverte d’un voile de neige. Il fait – 4 °C, mais le soleil est au rendez-vous, moi aussi. Et si je suis là, au milieu de nulle part, c’est pour vivre un événement historique : le T100 va être chargé sur une remorque Nicolas des Transports Premat pour rejoindre Paris et y être exposé.
Il y a eu quatre T100 et vingt Concorde construits, mais pour ces deux engins, on dit toujours « le T100 » ou « le Concorde » tant ils sont emblématiques et exceptionnels au point d’être perçus comme des exemplaires uniques. Le T100 fut, pour Berliet, un extraordinaire outil de communication, suscitant en 1957 des centaines d’articles dans la presse quotidienne régionale et nationale. Pourtant, le T100 a d’abord été conçu comme un outil de travail. En décembre 1956, Paul Berliet survole les barkhanes du Sud algérien dans le cadre d’un voyage professionnel en compagnie du personnel de Shell, compagnie pétrolière qui fournit alors les huiles vendues sous la marque Berliet. Il prend alors la mesure des besoins de transport liés à la prospection et à l’exploitation pétrolières et décide de concevoir un camion pour déplacer le matériel d’un site à un autre sans devoir le démonter. Géant, le camion a été développé à partir des plus gros pneus disponibles à l’époque. Tout le reste a été conçu autour des pneus qui interviennent ici comme facteur limitant. Si de plus gros pneus avaient été disponibles à l’époque, le T100 aurait été encore plus massif ! Techniquement, le T100 utilise un moteur Cummins et une boîte Clark d’origine américaine. Il se singularise par sa transmission très particulière, fondée sur un arbre par côté du véhicule. On trouve la même disposition sur les Berliet GBU et TBU, mais elle a été introduite dès 1924 sur le premier véhicule 6x6 de la marque.
Pesant plus de 50 t à vide et chargeant autant, le T100 dépasse les 100 t en charge. Avec nos références actuelles, les 700 ch de son moteur semblent bien modestes. Ils n’accordent que 7 ch/t sans tenir compte des frottements de la chaîne cinématique et de la résistance du sable dans lequel le T100 doit faire saillie pour se mouvoir dans le désert. Paul Berliet a toujours eu conscience de la relative sous-motorisation du T100 et de sa masse à vide quelque peu excessive. En conséquence, le T100 n° 4 a été essayé avec une turbine d’hélicoptère portant sa puissance à 1 000 ch, mais exigeant une surface de filtration déraisonnable. Quant au poids, il en sera tenu compte lors de la conception du GXO sorti en 1970 et destiné aux mêmes clients pétroliers que le T100. Cependant, ni les T100, ni l’unique GXO ne trouveront de clients dans l’industrie pétrolière, dont les fournisseurs étaient à l’époque américains et organisaient leurs transports avec des Kenworth 853, puis 953. Ces derniers sont toujours en service et ils passent à quelques mètres du T100 n° 1 exposé à Hassi-Messaoud lorsqu’ils rentrent à l’atelier après une mission de transport dans le désert.
À partir de 1958, les T100 n° 1 et 2 sont utilisés en Algérie au profit de l’industrie pétrolière. On perd la trace de leur emploi après l’indépendance de ce pays. En 1981, ils sont stockés à Hassi-Messaoud et Paul Berliet décide d’en récupérer un exemplaire afin de doter la collection de la Fondation qu’il vient de créer. Pour une simple raison d’encombrement, c’est le plus court des deux, le n° 2, qui revient en France en mars 1981 grâce à l’initiative de Paul Piémontèse et au dynamisme de Gérard Pétraz. Ainsi, redémarrer le T100 après trente ans de sommeil en vue de son voyage parisien n’a pas été une mince affaire. Arrivés au Montellier le 11 décembre dernier, les anciens de Berliet et de Cummins ont réanimé la bête. Parmi ces octogénaires, on trouve Joseph Caïola, qui a eu l’occasion de conduire les quatre T100 entre 1957 et 1959, palmarès dont il a semble-t-il l’exclusivité. Pour remettre en mouvement le moteur, il a été nécessaire de désaccoupler la boîte de vitesses. Après un mois de travail, les échappements crachaient enfin une épaisse fumée « d’époque » et le monstre sortait de son hangar par ses propres moyens le 8 janvier 2019.
Faire venir le T100 à Rétromobile était un rêve que caressait Thierry Farges depuis douze ans ! Il est devenu réalité grâce au soutien de Michelin et des Transports Premat, le dirigeant Philippe Premat étant tout simplement prêt à beaucoup, sinon à tout, pour faire vivre la légende du camion mythique. Et parce qu’une passion, cela se partage, le transporteur a organisé le voyage du T100 en ayant soin de laisser à chacun le temps de venir admirer le plus gros des Berliet. Le voyage qui aurait pu être effectué en deux jours s’est finalement étalé sur quatre jours, en ménageant de longues périodes de stationnement du convoi afin que chacun puisse faire sa photo souvenir devant le T100.
Bien décidé à transporter le T100, Philippe Premat avait des solutions pour le cas ou le moteur Cummins n’aurait pas démarré. Rappelons par ailleurs qu’il y a trois moteurs thermiques sur ce camion : un pour la traction du véhicule, un pour le compresseur de climatisation, et un autre pour entraîner l’alternateur, l’assistance de direction et celle des freins en cas de défaillance du Cummins. S’il avait fallu tirer le T100, cela n’aurait constitué qu’une répétition de la situation vécue par le T100 n° 1 en septembre-octobre 1957. En effet, le camion, exposé cette année-là au salon de l’auto, n’était en fait pas terminé ! Ses coquilles de pont étaient dépourvues de mécanique et son moteur n’était pour l’événement qu’une maquette en aluminium du V12 Berliet MS1240 (550 ch). Rappelons que le seul camion équipé du MS1240 est le Berliet T12 reconstruit en 1962.
Âgé de 32 ans seulement, Jérémy Pingal est un chauffeur qui a fait toute sa carrière dans l’exceptionnel. Entré chez Premat en apprentissage, il fait du convoi depuis qu’il a son permis EC. Il n’a conduit que des tracteurs 6x4 et a débuté sa carrière de conducteur directement en deuxième catégorie. Son tracteur est aujourd’hui un Volvo FH750. Jérémy apprécie particulièrement sa boîte i-Shift avec rapports extra-lents, bien utiles en exceptionnel. Il faut dire qu’avec la remorque 5+2 lignes dont il se sert habituellement, Jérémy roule couramment à 120 t de poids réel en transportant des locomotives (Colas Rail, SNCF ou autre) ou des engins de TP, notamment des pelles de terrassement ou de démolition. Il a déjà eu l’occasion d’atteler son tracteur à une remorque modulaire 10+3 lignes pour former un convoi de 177 t. La troisième catégorie, Jérémy connaît. En guise de répétition générale au transport du T100, il a transporté sur le même itinéraire un dumper Caterpillar 777 large de 6 m. En comparaison, le T100 ne mesure que 5 m de large ! En six décennies, les engins ont pris de l’embonpoint. Bien que passionné par son métier, Jérémy ne connaissait pas le T100 avant que Philippe Premat lui fasse part du projet de son transport. Il a alors bien compris qu’il transportait un camion mythique. Pour lui, ce transport est totalement inhabituel. Dès le chargement, le 25 janvier, il déclarait : « Je n’ai jamais eu autant de monde pour me regarder travailler », puis, sur la route, « c’était comme pour le Tour de France ! » tant les amateurs de camions ont répondu présent à la suite des annonces faites sur les réseaux sociaux à propos de la sortie du T100. En troisième catégorie, Jérémy n’est jamais seul puisque son ensemble est encadré par deux motards et par deux voitures pilotes, mais pour le T100, il avait un véritable public ! Pour Jérémy, les difficultés se sont présentées au départ du Montellier et à l’arrivée au Parc des expositions de Paris en raison des 31,520 m de longueur du convoi, mais à cœur vaillant, rien d’impossible ! Il a manœuvré la semi Nicolas 4+2 lignes, dont il ne se sert pas habituellement, avec une maîtrise incontestable. T100 compris, le convoi pèse 99,835 t et comprend 34 roues au sol. Le poids réel du convoi est donc proche du PTAC du T100. Autre similitude, le moteur D16K du FH16-750 de Jérémy possède une puissance semblable à celle du V12 de 30 l qui anime le T100.
Pour la prise en charge du convoi par l’escorte de la préfecture de police de Paris, le rendez-vous était fixé au point de coordonnées 48°42’57’ Nord et 2°22’16’ Est. Dit comme ça, ce n’est pas très parlant. En fait, il s’agit d’un carrefour sur la Nationale 7 à proximité immédiate du Concorde exposé à Athis-Mons par le musée Delta ! Le T100 ne fixe donc pas ses rendez-vous n’importe où, et les icônes de l’industrie française aiment se rencontrer. Pour l’arrivée du T100 à la porte de Versailles, dans la nuit du 31 janvier au 1er février, on a pu dénombrer près d’une centaine de personnes au rendez-vous. Leurs applaudissements nourris ont accompagné le moteur du T100 lorsqu’il a démarré. Initialement, il était envisagé de faire entrer le convoi dans le hall 1 du Parc des expositions de la porte de Versailles, par la porte T, la plus grande. La longueur du convoi a interdit cette manœuvre. Cet imprévu a du bon puisque le T100 s’est du coup déplacé par ses propres moyens devant une petite foule consciente de vivre un moment historique. Il n’est pas dit que nous aurons une nouvelle fois l’occasion d’entendre le T100 tourner. Dos au T100 et devant une caméra, Michel Chevalet, bien connu des téléspectateurs français, a pris la parole pour CNews, faisant son petit numéro de vulgarisateur technique. Quant aux anonymes, ils se sont pris en selfie devant le T100 positionné sur des plaques de répartition de charge. Ce n’était là que le début d’une nouvelle célébrité pour le géant. Dès l’ouverture de Rétromobile le 6 février, il était l’attraction, le point de passage obligé au croisement de deux larges allées. Immanquablement, les visiteurs en font la photo. Plus de soixante ans après sa construction, le T100 n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Son succès populaire est à la hauteur des efforts déployés pour qu’il revienne à Paris.
BERLIET T100 N° 2
Masse
101 t en charge (conçu pour supporter 120 t)
Dimensions
longueur 13,30 m (n° 2), largeur 4,96 m et hauteur 4,43 m
Moteur
V12 diesel Cummins VT12 de 28 l de cylindrée avec un compresseur par rangée de cylindres, pesant 2,5 t et développant 700 ch.
Moteur auxiliaire
type Dyna Panhard, chargé de permettre le fonctionnement des freins et de la direction assistée en cas de remorquage
Transmission
convertisseur et coupleur hydraulique Ferrodo, boîte de vitesses Clark (à l’origine, boîte de vitesses ANF, de conception ferroviaire) avec 4 vitesses avant et vitesses arrière, 3 ponts moteurs.
Suspension
amortisseurs hydrauliques et ressorts à lames, barres de torsion
Freinage
à disques sur les six roues, système aéronautique Messier
Pneus
Michelin 37,5 x 33 XR basse pression de 2,20 m de diamètre, près de 1 m de large et une masse proche de la tonne
Direction
assistée, avec un rayon de braquage de 13,20 m
Réservoirs
deux de 950 l chacun
Équipements
émetteur-récepteur radio (portée de 300 km), climatisation (maintien de 25 °C à l’intérieur par 60 °C à l’extérieur).