En mars 2017, la France a transposé dans son ordre juridique interne la Directive 2014/104/UE régissant les actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit national et européen de la concurrence. La transposition intervient dans l’intervalle de deux décisions phares de la Commission européenne du 19 juillet 2016 et 27 septembre 2017 imposant des amendes record aux constructeurs européens de camions pour leur participation à une entente. Ces décisions ont été suivies par des actions en dommages et intérêts introduites devant les juridictions de plusieurs Etats membres de l’Union européenne à l’encontre des participants à l’entente sur les camions. Le plus souvent, les transporteurs ont opté pour le recouvrement groupé des créances dans le cadre d’une seule action indemnitaire, menée par une entité spécialisée agissant en son propre nom, ses frais et risques. Dans ce contexte, le présent article tend à ouvrir quelques perspectives sur la prise en considération des créances issues d’infractions au droit de la concurrence dans le cadre des stratégies juridiques des transporteurs.
Le cas des ententes est révélateur et mérite une attention particulière. Selon une étude de la Commission européenne, les ententes durent typiquement plusieurs années et le surcoût artificiel imposé se situe en moyenne entre 18 et 22 %. Conformément au droit de l’Union européenne, les intérêts sont à calculer à partir de la date de survenance du préjudice. Ainsi, plus la durée de l’entente est longue et les chefs de préjudice sont nombreux, plus la valeur potentielle des créances indemnitaires à recouvrer est significative.
Notons à ce titre que l’entente des constructeurs de camions, qui a duré plus de quatorze ans, couvre trois volets potentiellement préjudiciables pour les transporteurs. Dès lors, au surcoût artificiel s’ajouteraient d’autres chefs de préjudice tels que, par exemple, les péages plus élevés, de même que diverses taxes et assurances.
La jurisprudence et le législateur européens ont entendu encourager les actions des victimes de pratiques anticoncurrentielles, notamment en facilitant la mise en cause de la responsabilité des auteurs de ces pratiques. Concrètement comment cela est-il possible ? À l’instar de tout contentieux en responsabilité délictuelle, l’action en réparation des pratiques anticoncurrentielles suppose de démontrer l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité. La particularité de ce type d’action est liée au fait qu’à la lecture combinée de la Directive 2014/104/UE et du Règlement 1/2003, la victime tire un bénéfice, entre autres, de :
• la force contraignante des décisions de la Commission européenne quant à la constatation de l’infraction commise,
• la présomption que les ententes causent un préjudice,
• la possibilité pour le juge national d’estimer le montant du préjudice.
Aussi, sous le couvert de la responsabilité conjointe et solidaire, chacune des entreprises participantes à une infraction est tenue d’indemniser le préjudice dans son intégralité. Au sens du droit de la concurrence, l’entreprise en tant qu’unité économique comprend plusieurs entités juridiques.
Enfin, le Règlement Bruxelles I bis permet, en présence d’une multitude de défendeurs et d’actes dommageables, d’opter pour la juridiction la mieux placée pour statuer sur l’affaire en réparation.
Rappelons que la Directive 2014/104/UE opère une harmonisation minimale des régimes nationaux tout en codifiant au passage l’acquis communautaire relatif au principe d’effectivité. Cependant, les discussions à l’occasion de la conférence annuelle en matière d’actions indemnitaires des pratiques anticoncurrentielles organisée par la Revue Concurrence, la Cour d’appel de Paris et l’Ecole Nationale de la Magistrature du 29 mars dernier, ont mis en exergue un nombre de difficultés persistantes pour l’exercice du droit à réparation.
Le droit à réparation intégrale résulte directement de la violation des articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Certes, la jurisprudence de la Cour de justice et la Directive apportent une certaine sécurité juridique, mais le recouvrement des créances n’en demeure pas moins d’une complexité accrue. En effet, des obstacles pratiques, économiques et juridiques inhérents à ce type de contentieux continuent à dissuader les personnes lésées de faire valoir seules leur préjudice devant le juge national.
En effet, agir efficacement contre des cartels implique, entre autres, une connaissance aigue des spécificités juridiques de la matière, un choix avisé du forum le mieux placé pour statuer sur l’affaire, des avocats et économistes expérimentés et une solidité des analyses du préjudice.
Par conséquent, engager une action contre un cartel peut se révéler extrêmement chronophage et mobiliser des ressources matérielles et humaines importantes, pour une indemnisation parfois conséquente, certes, mais au demeurant incertaine. Cette situation peut très aisément dissuader les petites et moyennes structures de faire valoir leur droit. Dans un secteur aussi hétérogène que celui des transports routiers de marchandises, où coexistent un très grand nombre d’acteurs (dont la majorité sont des entreprises de petites tailles) entreprendre une action (ester) en justice contre un cartel constitué par de très grandes multinationales aux ressources intarissables, peut s’apparenter aisément à David contre Goliath.
Une solution s’offre alors aux différentes victimes d’un cartel, celle de mutualiser leurs moyens, notamment le partage des frais de procédure, en choisissant d’engager une action conjointe. Très répandues de l’autre côté de l’Atlantique, les actions de groupe peinent à se développer en Europe. En effet, la Recommandation de la Commission du 11 juin 2013 sur le recours collectif fixe un cadre qui ne semble pas adapté aux spécificités des affaires de concurrence, à la fois très techniques et volumineuses. Ainsi, au sens de la loi Hamon, l’action collective à la française n’est pas ouverte aux personnes morales. Enfin, la nouvelle proposition de Directive COM/2018/0185 en matière de protection des consommateurs ne mentionne même pas les cas de cartels et d’abus de position dominante.
Quoi qu’il en soit, dans le monde des affaires, les acteurs commerciaux, toute taille confondue, peuvent se montrer beaucoup moins enclins que les consommateurs à mettre en commun leurs moyens pour agir contre un ou plusieurs défendeur(s). En effet, cela suppose, en outre, l’échange de données sensibles telles que des tarifs, par exemple. Or, dans un secteur aussi concurrentiel que l’est celui du transport de marchandises par route, cet échange d’informations, pourtant nécessaire, peut très vite s’imposer comme rédhibitoire. Le recours à un tiers indépendant soumis à une obligation de confidentialité vis-à-vis de chaque demandeur peut alors constituer une solution adéquate. C’est notamment la solution qu’avaient retenue bon nombre de transporteurs français dans l’affaire dite des péages, où deux fédérations françaises de transport routier, FNTR (en mai 2008) et TLF (en juin 2009), avaient décidé d’agir en justice suite à l’augmentation de plus de 25 % des coûts de péages autoroutiers en seulement trois ans (entre 2002 et 2006 suite à la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroute).
La solution de l’externalisation semble donc s’imposer comme la plus efficace.
En effet, dans ce genre d’affaires complexes, la possibilité de céder une créance indemnitaire, qui serait poursuivie plus efficacement par une entité autre que celle qui aurait subi le préjudice, est davantage prise en considération. Force est de constater que les affaires les plus significatives à l’échelle européenne sont conduites par des entités spécialisées. Le modèle de recouvrement de créances par voie de cession a été reconnu par le législateur européen et approuvé par les juridictions nationales de plusieurs Etats membres.
A titre d’exemple, dans l’affaire de l’entente des constructeurs de camions, CDC recouvre les créances cédées par des centaines d’entreprises françaises et étrangères devant le Tribunal d’Amsterdam, aux Pays-Bas. L’action qui a été introduite le 13 juillet 2017 contre 14 défendeurs sera prochainement étendue pour inclure davantage de créances cédées par des entreprises ayant subi un préjudice.
En conclusion, l’on peut souligner que malgré l’harmonisation minimale opérée par la Directive et la jurisprudence de la Cour de justice sur l’exercice effectif du droit à réparation, une augmentation exponentielle du contentieux indemnitaire des pratiques anticoncurrentielle n’est pas attendue, du moins en France. Probablement, certains Etats membres continueront à attirer les affaires en dommages et intérêts les plus significatives, très souvent menées par des entités spécialisées. A ce jour, la majorité des affaires en réparation des pratiques anticoncurrentielles est porté à l’attention des juridictions néerlandaises, allemandes et britanniques.