De l’avis de tous, opérateurs, commissionnaires, entreprises ferroviaires, et transporteurs, les cheminots doivent cesser la grève le plus vite possible. Alors que le mouvement entame sa 3e période, les professionnels du transport craignent déjà de graves conséquences économiques si le conflit perdure pendant les 3 mois annoncés. Sur les deux premiers jours, les 3 et 4 avril — les plus suivis — 80 % des trafics ferroviaires n’ont pu circuler. L’anticipation sur les journées de grève ne peut pas toujours être assurée en raison d’une désorganisation des services à tous les niveaux. En premier lieu, dans les entreprises ferroviaires. « Les trains se trouvent disséminés sur tout le territoire car ils effectuent généralement de longs parcours. Le problème avec ces grèves par intermittence, c’est que les opérateurs sont obligés de faire garer les trains assez à l’avance avant que la circulation ne soit arrêtée, sous peine d’être bloqués. Par conséquent, les grèves de 2 jours gênent sur 4 jours au minimum », explique Franck Tuffereau, délégué général de l’Afra, Association française du rail.
Et quand les trains circulent ou pourraient circuler, ils peuvent être bloqués car les conducteurs travaillent mais pas les aiguilleurs. Autre cas de figure rencontré, sur certains axes, SNCF Réseau a annoncé des travaux levés, permettant ainsi à des trains de partir qui finalement sont calés devant des travaux toujours en cours… Défaut malheureux de communication. Certains opérateurs ont déclaré perdre de 100 000 à 200 000 euros par jour en cas d’immobilisation des convois, soit un ratio moyen de 2 % du chiffre d’affaires de l’entreprise.
« Dans le fret, on ne gagne de l’argent que lorsque les trains roulent. Sans investissement dans le matériel, il n’y a pas de revenus possibles, déplore Franck Tuffereau. Un camion coûte 150 000 € mais les wagons et les matériels coûtent plus chers, ils doivent circuler. Les cheminots sont peut-être attachés à leur entreprise mais ils sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Ces grèves peuvent tuer le secteur ! ». Pour l’Afra, la grève reste incompréhensible car l’ouverture à la concurrence s’avère inéluctable. « Elle ne peut qu’être bénéfique pour les autorités organisatrices et elle challengera l’opérateur historique, tout comme dans le fret », ajoute le délégué général. Le secteur du fret ferroviaire, ainsi que le ferroutage, semble reprendre des couleurs ces derniers mois. VFLI, filiale de SNCF, Europorte et Lineas montrent des résultats encourageants et vont peut-être trouver leur équilibre économique tandis que ECR, qui a dû mettre en place un plan social l’an dernier, recrute de nouveau.
La durée de ces grèves inquiète donc nombre de secteurs à l’instar du granulat. Les producteurs, par la voix de l’Union nationale des producteurs de granulats (UNPG), se sont même fendus d’un communiqué pour exprimer leurs craintes à cause « de la replanification difficile, voire impossible, des sillons et de la remise en route du fret post-grève ». L’UNPG (réunissant 900 entreprises et représentant 2 300 carrières, 400 sites de recyclage, et 15 000 emplois directs) s’attend à une suppression de plus de 1 200 trains entre avril et fin juin, soit près de 2 Mt de granulats non livrés sur les chantiers par le train, soit potentiellement 150 000 trajets par camion en plus sur les routes. « Cette grève, si elle perdure, pourrait signifier l’abandon de la solution ferroviaire pour les chargeurs de matériaux ! », alerte la profession. Elle souligne également la fragilité du fret ferroviaire, en dehors même des grèves, « menacé faute de financements et d’entretien des lignes capillaires » et en appelle aux pouvoirs publics pour « la mise en place d’une feuille de route volontariste et réaliste à la hauteur de ses ambitions environnementales ».
Le sidérurgiste ArcelorMittal a annoncé recourir à des solutions alternatives, notamment avec les barges fluviales. Son dispositif de production à flux tendu impose un fonctionnement 24 h/24 h et une interruption d’approvisionnement entraînerait un arrêt. Inenvisageable économiquement. Fret SNCF, qui transporte habituellement sa production, indique travailler en étroite collaboration avec l’industriel et SNCF Réseau. « Nous sommes tous mobilisés pour trouver des solutions alternatives. Le sidérurgiste utilise surtout l’artère nord-est, c’est-à-dire de la Lorraine au Nord. Nous étudions les axes et les flux stratégiques font l’objet d’une attention particulière », assure le porte-parole de l’entreprise ferroviaire. Ainsi, des agents non grévistes sont affectés dans la mesure du possible sur les lignes majeures. Un opérateur, souhaitant garder l’anonymat, confirme. Depuis le début des grèves, malgré quelques aléas, la quasi totalité de ses trains a pu circuler, « peut-être en raison de la spécificité des marchandises », confie-t-il.
En coulisse, un jeu de pression dans les entreprises ferroviaires se dessine notamment pour agir auprès de SNCF Réseau, le gestionnaire d’infrastructures. Certains industriels cherchent des solutions de repli par eux-mêmes, d’autres s’appuient sur leur transporteur habituel. Le transfert des marchandises sur la route, surtout des pondéreux, et des longues distances, ne peut être réalisé systématiquement, notamment à cause des moyens matériels. En ce début de conflit social, les entreprises demeurent frileuses concernant les chiffres. Rares sont celles qui souhaitent communiquer sur la part de fret reporté ou non acheminé. Même dans le transport combiné, les acteurs pourtant habitués à utiliser la route, veulent rester discret.
Pour autant, ces grèves par intermittence entraînent-elles un report modal à l’envers ? Selon la FNTR, non. « Les entreprises françaises de transport de marchandise ne bénéficient d’aucun report de flux du fret ferroviaire sur la route, tout simplement car le fret ferroviaire est complémentaire de la route… ». La fédération explique que les trains qui viennent du nord de l’Europe sont possiblement remplacés ponctuellement par des camions étrangers puisqu’ils chargent à Rotterdam ou au Luxembourg, idem pour ceux qui viennent d’Espagne. Un train représentant l’équivalent de 50 remorques, les éventuels reports sont minimes par rapport au nombre global de PL en circulation en France chaque jour. « Les possibles reports sur la route comportent des coûts supplémentaires pour les entreprises (temps d’attentes, heures sup’, temps de stockage des caisses vides, manutentions supplémentaires, etc…) non répercutables au client », précise la FNTR.
Chez Premat (91), qui approvisionne des carrières depuis l’Île-de-France, les conséquences des grèves, en volume de flux, ne sont pas encore quantifiables. Philippe Premat, le président de l’entreprise, attire néanmoins l’attention sur des effets déjà visibles, les temps de circulation. Le trafic francilien s’est densifié. « Nous constatons des pics de bouchons, là où il n’y en avait pas. Les tournées s’allongent et passent de 7-8 h à 10 h ou 11 h. L’activité se retrouve déséquilibrée. Nous devons nous organiser pour ne pas être en infraction à cause de ces temps de conduite dépassés », affirme le dirigeant. En ces temps de pénurie de conducteurs, les transporteurs ne peuvent absorber un surcroît de demandes supplémentaires. Difficile pour les professionnels français de compenser les absences. L’État, s’il veut honorer sa volonté de réduire les émissions de CO2, va devoir intervenir rapidement pour que la circulation tourne de nouveau normalement.