Bien sûr, ce n'était pas le Pérou. Mais au moins je pouvais me vanter de travailler depuis plus dix ans
pour un grand groupe de messagerie, un nom reconnu dans l'Hexagone et même en Europe. Bref, une valeur sûre du marché. Mon métier : livrer à leurs destinataires des colis que je venais collecter sur une plate-forme. Pour le Groupe, je mobilisais 4 véhicules sur les 5 que je possède. Les relations étaient certes parfois tendues. Faisant fi de la hausse des coûts de revient, le Groupe n'a consenti en octobre 2000 qu'une augmentation des plus symboliques du forfait, lequel était gelé depuis deux ans. Ses exigences étaient souvent étranges. Faute de fret à distribuer, un chef d'agence a demandé à mes chauffeurs de venir travailler sur le quai. Ce que j'ai refusé. Le niveau d'activité avait baissé ces derniers temps. Le nombre moyen de positions livrées chaque jour est ainsi tombé de 40 % en 2000. Mais le Groupe n'a pas envisagé de sacrifier une de mes tournées. La mauvaise passe semblait donc temporaire. En août, les paiements avaient aussi connu quelques retards. Mais ces difficultés de trésorerie n'étaient pas les premières. En septembre, le Groupe fêtait d'ailleurs en grande pompe son trentième anniversaire. Une grand-messe où étaient présentes toutes les huiles locales se félicitant d'avoir dans leur circonscription une entreprise « qui tenait la route ». Les salariés du Groupe dans leurs jolis uniformes et ses cadres dans leurs voitures de luxe affichaient toujours la même belle assurance. Avec le recul, je me dis qu'il y avait bien quelques signes avant-coureur : pas de distribution de porte-clés aux couleurs du Groupe en guise d'étrennes, pas d'apéro de fin d'année... Et puis cette rumeur selon laquelle « le Groupe était à vendre et espérait pouvoir continuer à travailler avec un acquéreur ». Mais de là à imaginer un dépôt de bilan ! Une mise en redressement judiciaire, comme ils disent, qui me laisse avec une ardoise équivalente à deux mois et demi de facturation ! Je n'ai rien vu venir. Comment le Groupe a-t-il pu cacher sa situation jusqu'au bout ? A nous qui nous sentions presque de la Famille...au point de nous inquiéter pour l'avenir des salariés du Groupe. J'espère vraiment qu'ils s'en sortiront. Moi, demain, j'irai déposer le bilan...»
(*) Un conte librement inspiré par les témoignages recueillis ces dernières semaines au sein de la rédaction