Dominique Blanc se souviendra longtemps du 15 janvier 2001. Ce jour-là, le transporteur varois est allé au tribunal de commerce de Toulon pour déposer son bilan. La raison ? Un passif de 869 000 F directement imputable au redressement judiciaire des Transports Grimaud. « Cette ardoise correspond à environ trois mois et demi de travail. Chaque jour, je mettais à disposition de l'entreprise de Bressuire un ensemble routier et un porteur dédiés à un trafic inter-agences entre Lyon et Fréjus », explique Dominique Blanc dont l'entreprise réalise un chiffre d'affaires annuel de 5,7 MF avec 8 véhicules. « Je n'ai pas du tout senti le vent venir. Fin décembre, je me suis inquiété car une traite tardait à être payée. J'ai contacté la comptabilité des Transports Grimaud qui m'a répondu que tout allait rentrer dans l'ordre au plus vite. Neuf jours plus tard, la société était placée en redressement judiciaire », déclare-t-il, un peu écoeuré. Ce sentiment anime aussi Joël Berto, P-dg de Interlignes Provence (13), une société qui dégage 1 MF de chiffre d'affaires avec 5 véhicules. Grimaud, avec qui il travaillait depuis 10 ans, générait 70 % de son activité. Le messager lui a laissé un impayé de 366 KF et l'a aussi contraint au dépôt de bilan. « Je chargeais les marchandises à l'agence Grimaud de Salon de Provence puis j'avais une tournée quotidienne de messagerie dans le département du Vaucluse », explique l'artisan transporteur.
A l'instar de beaucoup de ses confrères, il ne pourra faire jouer l'action directe, un dispositif prévu par le code du Commerce (article 132.8 introduit par l'article 10 de la loi Gayssot du 6 février 1998). Celui-ci permet au voiturier du récupérer ses créances auprès des expéditeurs et des destinataires. « Il faudrait que je rassemble tous les récépissés chez les destinataires servis. Avec plus de 40 clients livrés chaque jour, des entreprises mais aussi des particuliers, c'est mission impossible », constate Joël Berto. Lequel est placé dans l'impossibilité d'individualiser ses créances et de se retourner contre la société des Deux-Sèvres. Certains limiteront toutefois la casse. « Nous faisons des navettes de nuit pour le compte de l'ancienne agence mulhousienne des Transports Charpiot, intégrée depuis dans le réseau Grimaud. Avec un impayé de 82 KF pour un chiffre d'affaires annuel de 88 MF, ce n'est pas un problème. Mais je pense aujourd'hui à tous les transporteurs qui sont dans une situation dramatique », explique Gérard Klinzing, P-dg des Transports Klinzing (68).
D'autres créanciers des Transports Grimaud pourront-ils s'appuyer sur la loi Gayssot? Ce sont généralement des entreprises qui travaillent à la demande en transports de lots. Mais là encore, les démarches sont semées d'embûches. P-dg de Transports Déménagements Réunis (TDR), une entreprise basée près de Limoges, Gérard Deschamps se dit plutôt confiant. Il doit aujourd'hui récupérer 200 KF auprès des clients qu'il livrait pour Grimaud. « Un ensemble semi-remorque approvisionnait chaque semaine Legrand, une société spécialisée dans l'appareillage électrique. Nous lui avons envoyé l'ensemble des factures, les bons de transports. Nous avons bon espoir de recouvrer notre créance, soit environ 130 KF ». En revanche, Jean-Marie Azpeitia, P-dg des Transports Azpeitia (40), est moins optimiste. « Nous transportions occasionnellement des petits lots au départ de Niort, Lille et Paris en direction du Sud-Ouest. Grimaud nous doit 17 KF, ce qui n'est pas grand-chose par rapport à certains. Néanmoins nous avons constitué un dossier. Le problème est que chacun se renvoie la balle. Le destinataire se retourne contre l'expéditeur qui ne souhaite pas payer deux fois. Bref, on devra sans doute entamer une action en justice. » Quant à Yvette Arnaud, directrice des Transports Dupoux (84), elle déplore que la loi Gayssot ne prévoie ni délai de paiement ni action de recours. « L'expéditeur ou le chargeur va freiner des quatre fers pour mettre la main au porte-monnaie. »
Selon des chiffres encore provisoires - les créanciers ont deux mois pour se faire connaître à partir de l'enregistrement au greffe du tribunal du dépôt de bilan de Grimaud - le nombre total des créanciers s'élèverait à plus de 6 000 (transporteurs, fournisseurs et institutionnels), dont environ 3 000 entreprises de transport. « Le passif atteindrait les 100 MF », estime Maître Mireille Saint-Martin, qui représente les créanciers. A ce jour, la Fédération nationale des transports routiers (FNTR) a recensé 106 transporteurs victimes d'impayés pour plus de 14 MF. La créance la plus importante s'élèverait à 3,6 MF. L'organisation professionnelle s'apprête à créer une association de défense des sous-traitants de Grimaud. Laquelle sera confiée à Gérard Klinzing, le président de l'union régionale Alsace. « Elle représentera des sociétés qui ne peuvent faire jouer l'action directe et qui ne sont pas en redressement judiciaire », témoigne Florence Berthelot, chargée des affaires juridiques à la FNTR.
L'Unostra - qui a rassemblé une vingtaine de dossiers pour un montant d'environ 4 MF - et l'Organisation des transporteurs routiers européens (OTRE) ont, elles, mandaté deux avocats. Outre la collecte des informations, leur rôle consiste actuellement à obtenir, conformément à la loi, du juge commissaire du tribunal de grande instance de Bressuire la nomination de créanciers contrôleurs. Ces derniers « ont un rôle d'observateurs. Ils peuvent prendre connaissance des documents transmis à l'administrateur judiciaire. Ils sont informés de la situation de trésorerie et de la capacité du débiteur », explique Philippe Hontas, un avocat bordelais défenseur des adhérents de l'Unostra. « Nous devons aujourd'hui faire vite. Chaque jour, des dossiers nouveaux arrivent. Nous recevons des lettres désespérées », confie Florence Berthelot. « Reste que les sous-traitants sont un peu la dernière roue du carrosse. La loi sur les redressements judiciaires donne en effet la priorité aux salariés ». Ainsi, Mireille Saint-Martin et l'administrateur judiciaire se concentrent actuellement sur le paiement des salaires et le plan de cession des Transports Grimaud.
Mezza voce, certains reconnaissent aussi qu'il sera très compliqué pour les créanciers de récupérer leur dû. Ainsi, au sein des organisations professionnelles, on n'hésite pas à faire état d'une action plus psychologique que juridique. « Les transporteurs qui ne peuvent faire jouer l'action directe ne doivent pas partir battus d'avance », tempère toutefois Philippe Hontas. Autre arme à la disposition des chefs d'entreprise lésés : celle consistant à obtenir l'extension du passif de Grimaud à la responsabilité de ses dirigeants et de leur patrimoine (article 180 de la loi du 25 janvier 1985). Une procédure que les représentants des transporteurs peuvent demander, via leur avocat, mais qui est activée par le parquet, l'administrateur judiciaire ou le représentant des créanciers. « Manifestement, il y a eu de graves erreurs de gestion. Comment Grimaud, qui perdait déjà de l'argent début 2000, a-t-il pu alors s'offrir son concurrent Biardeau, lui-même en difficultés ? », s'interroge Maître Thierry Deville, avocat mandaté par l'Otre. Reste que cette initiative peut prendre du temps. « Le mal est déjà fait. In fine, la communauté des créanciers sera très faible compte tenu des nombreux dépôts de bilan qui sont encore à venir », affirme Maître Hontas.
Le 12 février, l'administrateur judiciaire a présenté aux représentants du personnel des Transports Grimaud le bilan économique et social de l'entreprise ainsi que les différentes offres de reprise. Comme prévu, deux repreneurs se dégagent : le messager vendéen Joyau et le Belge Ziegler. Ce dernier présenterait un projet moins lourd socialement avec le licenciement d'environ 890 personnes (sur un effectif total de 1 800) contre plus de 1 000 pour Joyau. En outre, Ziegler envisagerait de reprendre 32 agences sur les 33 qui composent le réseau Grimaud, alors que Joyau n'en récupérerait que 23. L'entreprise belge sauverait ainsi 102 emplois au siège social de Bressuire et 807 dans les différentes implantations du groupe. Les élus au comité d'entreprise (CE) et les délégués syndicaux des Transports Grimaud attendent désormais le 21 février pour se prononcer officiellement. Ils tiendront alors une réunion extraordinaire de CE avant de donner leur avis à l'administrateur judiciaire. François Grimaud, P-dg des Transports Grimaud, dispose également d'un avis consultatif. C'est ensuite le tribunal de grande instance de Bressuire qui tranchera en s'appuyant sur les recommandations de l'administrateur et du représentant des créanciers. « Nous réservons notre position jusqu'au dernier moment car les projets des repreneurs peuvent encore être modifiés et améliorés. Nous mettons tout en oeuvre pour éviter la casse sociale », confie un responsable de la CFDT Grimaud. Ce syndicat a dernièrement accentué la pression en appelant, le 15 février, les salariés à se mobiliser devant les locaux de la sous-préfecture de Deux-Sèvres afin de demander aux pouvoirs publics la création d'une cellule nationale de reclassement.