Manque de capacités maritimes : les chargeurs dénoncent "une catastrophe pour les supply chain mondiales"

Taux de fret multipliés par 3 ou 4 dans certains cas, impossibilité d'embarquer avant 4 à 6 semaines : les chargeurs affirment n'avoir jamais vécu une telle situation de pénurie de capacité au départ d'Europe vers l'Asie. Ils tirent la sonnette d'alarme sur l'impact de ce phénomène sur les exportateurs, notamment les entreprises de taille modeste.

Crédit photo © Anne Kerriou
Flambée des taux de fret entre l'Europe et l'Asie, impossibilité d'accès aux capacités : les exportateurs qui ont recours au maritime vivent une situation très critique depuis plusieurs semaines. Le Conseil des chargeurs européens va mettre en place un observatoire temporaire des trafics pour mesurer le phénomène.

Du jamais vu. Si le transport maritime est assez coutumier d'évolutions parfois brutales des taux de fret, dans un sens ou dans l'autre, les chargeurs affirment n'avoir jamais vécu une situation identique à celle qui prévaut au départ d'Europe vers l'Asie depuis quelques semaines. Non seulement les prix flambent, mais surtout, le manque de capacité est tel que les exportateurs ne parviennent plus à faire partir leurs marchandises. Le point avec Frédéric Chabasse, président de la Commission maritime de l'AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret) et Fabien Becquelin, directeur des transports internationaux à l'AUTF.

 

Actu-Transport-Logistique (ATL) : Les chargeurs font état d'une pénurie de capacités maritimes depuis quelques semaines. Est-ce que la situation tend à s'arranger ?

Frédéric Chabasse : Pas du tout, nous vivons donc dans un chaos total. Non seulement on constate des taux de fret multipliés par trois ou quatre sur certains flux, mais en plus, nous n'avons aucune garantie d'embarquement. Or la possibilité d'expédier constitue quand même la base du service. C'est hallucinant de devoir dire à un client qu'il sera livré dans trois mois au lieu d'un mois. Une véritable catastrophe pour les supply chains mondiales.

Fabien Becquelin : La situation est telles que dans certains cas, les expéditeurs ratent des ventes. Et parfois, ils en viennent à ralentir eux-mêmes leur activité économique faute de pouvoir honorer les ventes dans des délais ou des conditions tarifaires acceptables.

ATL : Est-ce que le phénomène concerne plus particulièrement certains trafics ou certains chargeurs ?

F. C. : Les petits chargeurs sont les plus démunis, mais tout le monde est concerné. Le cargo est pris en otage. Selon les témoignages recueillis par la commission maritime de l'AUTF, Il y  des contrats que les armateurs refusent carrément d'honorer. Dans d'autres cas contractuels, les niveaux de taux ne sont pas à la hausse, mais les chargeurs rencontrent des difficultés d'embarquement.

Enfin, le marché spot devient très compliqué. Les armateurs mettent du temps à confirmer les bookings. Et compte tenu de la difficulté d'accès aux capacités, les transitaires et les chargeurs ont quant à eux tendance à réserver de la place en amont, quitte à annuler tardivement. C'est un phénomène boule de neige qui génère aussi du manque de capacité. Actuellement, par exemple, il est quasiment impossible de charger du reefer.


ATL : Depuis quand constatez-vous un manque de capacité au départ d'Europe vers l'Asie ?

F.C. : La pénurie a commencé en février juste après le Nouvel An chinois. Quasiment 30% de la capacité a été retirée au départ d'Asie, pour tenir compte des moindres besoins liées à la fermeture des usines en Chine. Ce phénomène induit quelques semaines après des manques de capacités en Europe pour retourner vers l'Asie. Au-delà de ce paramètre que l'on constate tous les ans, il y a eu, selon les armateurs,  des problèmes de météo qui ont causé des difficultés d'exploitation. Troisième facteur enfin : la réorganisation des services en prévision de la mise en place des nouvelles alliances. 60% de la capacité mondiale du transport de conteneurs est concernée.


ATL : En quoi le mise en place des alliances constitue-t-elle un facteur de pénurie, et comment réagissent les armateurs?

F.C. : À compter du 1er avril, il n'y aura plus que 3 alliances au lieu de quatre en sortie d'Asie, d'où une modification profonde des services. Les armateurs procèdent à un "recalage" de navires. Mais ce mouvement se fait dans une cacophonie totale et avec un tel manque de maîtrise qu'il fait diminuer fortement la capacité de cale disponible. On peut comprendre que les armateurs aient besoin de rétablir leur situation financière. Mais ce n'est pas avec cette stratégie commerciale que ça va s'arranger.

F. B. : Ce que l'on peut par ailleurs regretter, c'est qu'aucun armateur n'ait jugé bon d'alerter ses clients en amont sur le fait que cette réorganisation, pourtant prévisible, allait induire une période difficile en termes d'accès aux capacités. On déplore aussi qu'ils ne proposent aucune solution, malgré la situation critique dans laquelle se retrouvent leurs clients.
 

ATL : Quand pensez-vous assister à un retournement de situation, et quels enseignements tirez-vous de cette crise ?

F.C. : Les capacités vont arriver fin avril-mi mai. Je pense que ça ira mieux à ce moment-là. Il y a eu un effet d'aubaine. Certains armateurs n'ont pas caché qu'ils y voyaient un juste retour des choses, après des mois et des mois de prix trop bas. Mais le marché a besoin de régularité et de fiabilité. Dans l'immédiat, il n' y a pas d'autre remède que la patience, mais il faut faire en sorte qu'une telle crise ne se reproduise pas.

F. B. : Au niveau du Conseil des chargeurs européens, nous surveillons de très près la situation. Lors du réunion à Bruxelles fin mars, le European Shippers' Council a décidé de créer très prochainement un observatoire temporaire des trafics. Cette structure va regrouper un panel de chargeurs de toute l'Europe représentant différentes industries. Ils renseigneront chaque semaine un certain nombre d'indicateurs qui vont permettre de quantifier l'impact du phénomène. À fin mai, nous verrons ainsi si la situation est progressivement revenue à la normale, une fois la phase de lancement des alliances passée, ou bien s'il y a lieu de mener des actions complémentaires.
 

ATL : À quel type d'actions pensez-vous ?

F.B. : Si la situation perdure, c'est que la structure même du marché ne permet plus de trouver des solutions d'acheminement efficaces. Il faudra alors se poser la question de la pertinence du cadre réglementaire du transport maritime de conteneurs en matière de concurrence et d'alliances. Le marché a changé, les acteurs ont changé. Les règles, comme par exemple l'accord cadre d'exemption de bloc, ne sont sans doute plus adaptées au marché actuel. Il faut que le régulateur s'assure que la concurrence est effective sur les routes principales.

Propos recueillis par Anne Kerriou

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