Le 11 septembre, le président russe Vladimir Poutine s’est aménagé un temps très médiatique sur le chantier naval de Zvezda, dans le kraï du Primorié, point culminant d’une tournée dans les régions orientales de son pays.
Le chef d’État russe, dont les intérêts pour le développement de la navigation dans l’Arctique ont redoublé depuis sa mise au ban internationale, a rappelé à cette occasion tout le bien qu’il pensait de cette route maritime offrant un transit time record par rapport au Canal de Suez entre l'Asie et l'Europe.
L'exécutif russe, qui considère le passage du Nord-Est (la Route maritime du Nord, RMN), comme partie intégrante de ses eaux territoriales, s’active en effet pour permettre une exploitation toute l’année. La fenêtre de passage de ces eaux glacées, praticables de juillet à décembre, s’élargit de plus en plus avec le réchauffement climatique.
Alexei Likhachev, le PDG de Rosatom, seul constructeur et opérateur de brise-glace nucléaires au monde, a annoncé en mai que la navigation par la RMN serait praticable toute l’année dès 2024.
Stratégie arctique
Moscou n’a jamais caché ses grands projets pour porter le trafic de marchandises transitant via l’Arctique à 200 Mt d'ici à 2030, soit six fois plus que son niveau actuel.
Les volumes ayant transité par la RMN ont approché les 34 Mt en 2022, légèrement en dessous du niveau de 2021 (35 Mt), mais loin des 80 Mt que le Kremlin s’est engagé à atteindre en 2024.
L’exploitation des ressources pétrolières gazières est un des moteurs de cette quête absolue de navigation. Sur les volumes actuels, le pétrole et les produits pétroliers comptent pour un peu plus de 7 Mt et le GNL pour 20,5 Mt, trafic en grande partie lié aux gisements de Yamal et de Gydan, exploités par le groupe gazier privé Novatek, numéro deux du secteur en Russie.
Gasprom et Novatek au balcon
Gazprom, fournisseur mondial de gaz russe, a annoncé le 15 septembre avoir livré à la Chine pour la première fois du gaz naturel liquéfié (GNL) via la route maritime du Nord. Le méthanier Velikiï Novgorod, parti du terminal GNL de Portovaïa, dans le nord-ouest de la Russie, a déchargé au port méthanier de Tangshan, dans le nord-est de la Chine.
L’événement n’est pas neutre. La chute des livraisons vers l’Europe et la difficulté à réorienter rapidement ses exportations vers l'Asie, nécessitant la construction de nouvelles infrastructures, ont plombé les bénéfices de son premier semestre, tombés à 2,84 Md€, huit fois moins qu’à l’issue des six premiers mois de 2022.
Un programme de construction de 153 navires
Pour servir son ambition arctique, la Russie prévoit un vaste programme de construction d’une flotte de brise-glace et de transport (153 navires programmés) mais qu’elle doit construire sans les technologies occidentales, objets de sanctions depuis l’invasion de l’Ukraine. GTT, le spécialiste des membranes pour les cuves de GNL réservoirs, s'est ainsi retiré du projet en janvier 2023.
Raison pour laquelle elle compte sur son chantier naval de Zvezda, ex-chantier militaire, qui fait l’objet depuis 2012 d’un grand programme de conversion moyennant un investissement de 4 Md€ pour se doter de cales sèches, portiques, grues de grande capacité et moyens d’ateliers.
Complexe de construction navale de Zvezda. ©Vladimir Smirnov, TASS/©Presidential Press and Information Office
« Une flotte d'une grande importance »
À l’occasion de la visite du chantier, un méthanier ARC 7 supplémentaire, destiné au projet Arctic LNG2 de Novatek, a été baptisé du nom de l'homme politique soviétique Alexey Kosygink.
En août, le constructeur avait mis à l'eau le troisième des 15 méthaniers Arc7 (le dénommé Serguei Witte) de 172 600 m3, que Zvezda construit en partenariat avec le sud-coréen Samsung Heavy Industries (SHI).
Vladimir Poutine a également pu constater les avancées sur le pétrolier-navette de Rosnefteflot, conçu pour opérer sur la RMN sans escorte de brise-glace, Le navire, qui porte le nom d’un écrivain soviétique, Valentin Pikul, est équipé d'un dispositif de chargement à l'avant pour recevoir du pétrole directement d'un terminal offshore fixe.
« Le développement d'une telle flotte est d'une grande importance pour notre pays. Elle est exigée pour la mise en œuvre de notre stratégie de développement de l'Arctique à long terme de façon à assurer un transport fiable sur la route maritime du Nord, sur les routes mondiales de transport et de logistique afin de renforcer la sécurité énergétique de notre pays et du monde entier », a déclaré grandiloquent Valdimir Poutine in situ.
Zvevda avance pour sa part un carnet de commande totalisant 50 navires d’un port en lourd total de 3 millions de tonnes (Mtpl). Douze navires ont été mis à l'eau, a-t-il fait savoir, dont quatre aframax tandis que des travaux sont en cours pour 23 autres navires.
Le premier train de liquéfaction a été remorqué en juillet, depuis le port de Mourmansk jusqu’à l’usine de liquéfaction de Gydan.
Le projet Arctic LNG 2 à peine retardé
Pour rappel, Arctic LNG 2, projet porté par Novatek à 60 % des financements*, prévoit la construction de trois trains de liquéfaction de GNL dans la péninsule de Gydan, à une trentaine de kilomètres de Yamal LNG, son clone qui exploite depuis 2017 les ressources de gaz du champ South Tambey à Yamal, au nord-ouest de la Sibérie**. Ce dernier a nécessité la construction de 15 brise-glace Arc7, tous en service. Selon Novatek, il aurait produit 100 Mt de GNL depuis son lancement.
D’une capacité de production de 6,6 Mt par an chacun, Arctic LNG2, estimé à 21 Md$ d'investissements, devrait être opérationnel à la fin du premier trimestre 2024 pour atteindre en 2026 sa pleine capacité.
Premier train de liquéfaction en route
Malgré les sanctions, le complexe est bel et bien en passe d’opérer sa première production. Il a été achevé avec des technologies chinoises car les fournisseurs occidentaux tels que Technip et Siemens ont été contraints de se retirer.
Le premier train de liquéfaction – une cathédrale de 640 000 t et 110 m de haut, montée sur une structure gravitaire (GBS) –, a été remorqué en juillet, depuis le port de Mourmansk, jusqu’au site de l’usine de liquéfaction à Gydan.
Les travaux sont en cours pour le deuxième train, dont la structure de base est achevée, ce qui le place en bonne voie pour être livré en 2024.
Durant l’été également, la seconde unité de stockage de GNL, le FSU Koryak, d'une capacité de 361 600 m3, a été livrée en juillet par le constructeur sud-coréen Hanwha ocean (ex-DSME).
Au terme d’un voyage de quatre mois depuis Okpo en Corée du Sud, le FSU est arrivé, via le cap de Bonne Espérance, sur son site de destination, à l'extrémité Est de la route maritime du Nord, dans la baie de Bechevinskaya. Il avait été précédé par le FSU Saam en juin.
Opérées par la compagnie maritime russe Arctic transshipment, détenue à 90 % par Novatek, les deux unités flottantes sont destinées à transborder le GNL depuis les méthaniers de classe glace de Novatek sur leurs équivalents conventionnels. L’opération vise à augmenter les volumes et à réduire le coût des exportations.
Les deux FSU sont passées sous le contrôle de Novatek depuis que la société d’État russe GTLK a été frappée par les sanctions occidentales.
Arctic LNG2 visé par les sanctions américaines
Les autorités russes s’en défendent mais la guerre et les sanctions internationales ont néanmoins contrarié les ambitions russes dans la construction navale.
En 2022, le chantier naval sud-coréen Hanwha Ocean (ex-DSME) a annulé des commandes alors que son client n’avait pas pu honorer ses traites. Les courtiers avancent aujourd’hui que la Russie se tourne désormais vers les constructeurs navals chinois et indiens.
Bien que les entreprises d'État Novatek, Rosatom, Norilsk Nickel et Rosneft soient devenues les cibles des sanctions occidentales, et que les paiements et la fourniture de certains équipements fassent l’objet de restrictions, les projets russes autour du GNL dans l'Arctique n’ont pour l'instant pas été inquiétés. Du moins jusqu’à ce 14 septembre.
Dans le nouveau train de mesures annoncées par Washington visant les exportations énergétiques russes, Arctic Transshipment, Green Energy Solutions, Nova Energies, JSC Energies et Arctic Energies figurent dans la liste des 37 entités. Ces entreprises sont toutes impliquées dans Arctic LNG2 en tant que fournisseurs. Certaines se sont substituées à des sociétés européennes, contraintes de se désengager à l'instar de Technip.
Adeline Descamps
*Novatek (60 % du capital) est associé à Total (10 %), Japan Arctic LNG B.V (joint-venture entre le négociant de matières premières Mitsui et Japan Oil, Gas and Metals National Corporation, JOGMEC), China National Petroleum Corporation (CNPC) et China National Offshore Oil Corporation (CNOOC).
** Yamal LNG est exploité par un consortium international qui réunit Novatek (50,1 % des parts), Total (20 %), CNPC (20 %) et Silk Road Fund (9,9 %).
12 Md€ de recettes liées au GNL
Au cours des huit premiers mois de 2023, les recettes pétrolières et gazières de la Russie ont chuté de 38,1 % en glissement annuel, selon le ministère russe des Finances, les déclarations fiscales ayant diminué en raison de la baisse des prix et des volumes de vente.
Le GNL rapporte encore des milliards de dollars à la Russie. Le cabinet de conseil Bruegel, basé à Bruxelles, a calculé que l'Europe a apporté 12 Md€ à la Russie pour son GNL entre mars 2022 et février 2023.
A.D.
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