Nécessité ne faisant plus loi. Á deux ans du terme de l’accord initial scellé en 2015 pour dix ans, le partenariat étant assorti d'un préavis de résiliation, Maersk et MSC ont annoncé à une demi-heure d’intervalle, par un bref communiqué de presse, qu’ils mettront fin à l'alliance 2M en janvier 2025.
Le texte est différent mais il porte la déclaration conjointe des deux dirigeants, Søren Toft, patron de MSC et Vincent Clerc, à la tête de A.P. Møller-Maersk, tous deux fraîchement arrivés à la tête des deux premiers leaders mondiaux.
Aucun des deux ne s’attribue l’initiative de la rupture. Ni Maersk ni MSC n'ont en réalité beaucoup abordé le sujet de leur mariage de convenance ces derniers temps alors que des désaccords étaient palpables, ici sur la vitesse de navigation, là sur la fiabilité des horaires ou encore les ajustements sur la route est-ouest. « Il faut être deux pour danser le tango », avait laissé échapper Søren Toft dans un entretien accordé au Lloyd's List en décembre 2022.
« Beaucoup de choses ont changé depuis que les deux entreprises ont signé cet accord. L'abandon de l'alliance 2M va permettre à chacun de poursuivre une stratégie distincte ». Les deux leaders dans le transport maritime de conteneurs précisent que leur décision n’aura aucun impact sur les services fournis aux clients jusqu’au terme de l’accord de partage de navires (VSA, Vessel Sharing Agreement).
Une alliance qui n’a plus lieu d’être
Le monde a changé en effet. Surtout, les stratégies ont divergé. « L'alliance 2M a joué un rôle clé en soutenant le secteur du transport maritime par conteneurs au cours des huit dernières années. Elle a été introduite à un moment où le secteur avait besoin de stabilité », explique encore le PDG de MSC et ancien top manager de Maersk aux côtés de Soren Skou, l'ex-patron du groupe danois. Le dirigeant maintient que le « concept est pertinent et bénéfique pour les transporteurs et leurs clients » mais visiblement plus pour son groupe.
« En tant que leader de l'industrie du transport maritime de ligne, avec la plus grande flotte, le plus grand carnet de commandes et la plus grande couverture de réseau, MSC continuera à répondre à la demande sur l'ensemble du marché grâce à un portefeuille croissant de solutions maritimes, terrestres, logistiques et numériques, ainsi qu'à son offre émergente de fret aérien ».
Le transporteur genevois, qui a détrôné Maersk de son statut de leader en janvier 2022, n’a en effet plus vraiment besoin de la flotte d’appoint de Maersk. Avec 133 navires totalisant une capacité de 1,82 MEVP, le leader mondial détient actuellement un carnet de commandes correspondant à près de 40 % de sa flotte en exploitation et détient l'équivalent de la capacité du numéro cinq mondial de la ligne régulière, Hapag-Lloyd.
Une fois ses nouveaux navires en possession, il alignera 852 unités pour une capacité de 6,44 MEVP. Soit celles de CMA CGM et de Cosco réunies sur la base des données d'Alphaliner.
Bien que la demande de transport ait dévissé, le numéro un mondial n’en a toujours pas fini avec sa politique frénétique d’achats, amorcée en août 2020. Comme un symbole, parmi ses dernières acquisitions, MSC vient de mettre la main sur l’emblématique Sovereign Maersk de 9 600 EVP, le plus grand porte-conteneurs du monde quand il a été lancé en 1997. Avec cette nouvelle acquisition, le nombre de navires d'occasion achetés par MSC depuis mi-2020 s'élève à 271 navires pour une capacité totale d'un peu plus de 1 MEVP.
Soren Toft (MSC) et Vincent Clerc (Maersk), tous deux récemment nommés (©montage JMM)
Maersk, l’autre stratégie
« Chez Maersk, nous nous attachons à améliorer les réseaux logistiques (...) Nous pensons que nous répondrons plus efficacement aux évolutions des besoins des clients, en termes de fiabilité, flexibilité et durabilité dans tous les aspects de la logistique », explique de son côté la compagnie danoise dans une note ses clients.
L’armateur danois pratique l’austérité budgétaire depuis deux ans, contrastant grandement avec ses pairs du Top 10 mondial qui ont tous dépensé une partie de leurs substantiels profits dans les chantiers navals. Le numéro deux mondial a très peu commandé à l’exception toutefois de sa flotte au méthanol de 19 navires. L’entreprise a un peu plus de 300 000 EVP en commande pour une trentaine de navires tandis que sa capacité stagne à 4,3 MEVP avec une flotte de 705 porte-conteneurs.
Maersk regarde ailleurs à vrai dire, se concentrant sur sa stratégie air-mer-terre pour offrir des services de transport bout en bout et diversifier ses activités de façon à s’affranchir des cycles infernaux du seul shipping. Cette approche aura d’autant plus de sens si les entreprises, traumatisées par les chocs sur leurs approvisionnements, optent pour une production répartie dans un plus grand nombre de pays.
Émergence des trois grandes alliances
Lorsque l'alliance a été conclue en 2015, dans une fenêtre de temps qui va voir émerger (en 2017 pour leur forme actuelle) deux autres actrices – THE Alliance [aujourd’hui, Hapag-Lloyd, Yang Ming, ONE, HMM] et Ocean Alliance [Cosco/OOCL, Evergreen, CMA CGM] –, la tendance était à l'exploitation de très gros navires sur les routes commerciales entre l'Asie et l'Europe du Nord et les États-Unis. Par nécessité d'une masse critique à l'échelle de l'exploitation, d’un réseau plus dense et d’un partage des risques associés aux investissements dans les grands porte-conteneurs.
Le partenariat commercial de 2M avait été scellé sur les cendres de P3 qui devait regrouper à l’origine CMA CGM, Maersk (sans Hambürg Sud, qui était encore indépendant) et MSC. Il a achoppé sur le véto des autorités de la concurrence chinoise. Á défaut, l’armateur français s’associera à China Shipping et UASC (qui sera ensuite absorbé par Hapag-Lloyd) pour créer Ocean Three.
Á l’époque, quatre alliances coexistent : 2M, G6 Alliance [APL, MOL, Hapag-Lloyd, NYK Line et OOCL], Ocean Three et CYHKE [Cosco, Hanjin, K-Line, Yang Ming et Evergreen].
Des outsiders
Sans faire entrer Hyundai Merchant Shipping (qui deviendra plus tard HMM), 2M avait négocié un accord de partage de slots avec le transporteur sud-coréen, qui a un temps participé à la G6 Alliance. Pour la suite de l’histoire, devenu HMM, le transporteur finira par claquer la porte au nez des deux leaders mondiaux en 2020, lassé de n’être considéré que comme un simple partenaire alors que THE Alliance l’accueillait en tant que membre à part entière.
Autre outsider, la compagnie israélienne ZIM, qui n’a jamais trouvé sa place dans ces différentes alliances tout en négociant des accords individuellement avec des armements présents dans les alliances, remplacera HMM auprès de MSC et de Maersk.
Des grands mouvements...
Comparé au temps présent, l’émergence des trois alliances s’est accompagnée de nombreux remaniements avec des départs et des arrivées.
« En 1997, environ 70 % des services sur les principaux trafics Est-Ouest étaient assurés par quatre alliances stratégiques. Les partenariats ont évolué au gré des fusions et acquisitions, telles que la fusion entre P&OCL et Nedlloyd, les rachats de P&O Nedlloyd et de SeaLand par Maersk, ainsi que l'entrée et la sortie du marché des compagnies maritimes de ligne », indiquent les économistes de Port Economics, Management and Policy, un centre de ressources sur l'industrie portuaire, maritime et logistique, qui ont remonté l’histoire des consortiums jusqu’aux années 1990, coïncidant avec l'introduction des premiers porte-conteneurs post-panamax sur le trafic Europe-Asie.
Parmi les manœuvres post-crise financière les plus emblématiques, le transporteur français CMA CGM mettra la main sur Nol/APL, Hapag-Lloyd absorbera UASC, Maersk reprendra l'allemand Hamburg Süd, tandis que Cosco empochera OOCL. Les trois japonaises MOL, NKK et K-Line fusionneront leur activités conteneurs pour créer ONE, numéro sept mondial de la ligne régulière.
@Port Economics, Management and Policy
...Aux contestations
Aujourd’hui, les trois principales alliances règnent sur les routes est-ouest et jouent un rôle clé dans la gestion des capacités, ce que la crise sanitaire a particulièrement mis en exergue. Ce seul fait est à l’origine de leurs tensions avec les administrations de plusieurs pays aux États-Unis, en Corée du Sud ou encore en Chine. Outre-Atlantique, par exemple, face au chaos dans les ports américains et à ladite « crise de l’approvisionnement », le président américain Joe Biden s’en était pris violemment aux transporteurs maritimes de conteneurs dans son premier discours sur l’état de l’Union le 1er mars 2022 devant le Congrès. Jusqu’à contester l'exemption au droit de la concurrence dont elle bénéficie.
Si les accusations d’entente commerciale seront contestées ensuite par la Federal Maritime Commission (FMC), elles vont néanmoins déboucher en mai 2022 sur une nouvelle législation américaine sur le transport maritime à la demande des chargeurs.
Alliances auditées en Europe
En Europe, cette omnipotence est régulièrement dénoncée par des associations européennes de chargeurs, de transitaires et autres prestataires de la supply chain. Exception réglementaire en matière d'ententes et d'abus de position dominante, les compagnies maritimes bénéficient depuis 2009 d’une exemption par catégorie, dite « block exemption » (règlement CBER) permettant aux transporteurs maritimes de déroger aux règles de concurrence qui prévalent au sein de l’UE.
Concrètement, les compagnies maritimes, réunies en alliances ou consortiums et dont la part de marché est inférieure à 30 %, peuvent coopérer sur le plan opérationnel (partage de capacités, coordination des itinéraires et des horaires...) et fixer leurs prix de manière indépendante sur les routes Est-Ouest. Cette dérogation est octroyée en vertu du postulat selon lequel elle profiterait aux usagers du transport en se traduisant par une baisse des prix et une meilleure qualité de service.
Cette prérogative a fait l’objet de plusieurs rapports, les plus sévères émanant de l’International Transport Forum (ITF) de l’OCDE qui n’a eu de cesse, depuis 2002, de mettre en exergue ses déviances, dont la plus problématique reste sans doute la concentration qu’elle a générée. Les trois principales alliances (2M, Ocean Alliance, THE Alliance) dominent à 82 %, par la capacité déployée, les échanges Est-Ouest entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique du Nord contre 30 % entre 1996 et 2011.*
Alors que cette disposition a été renouvelée à plusieurs reprises, l'UE, sous la pression de plusieurs associations, a lancé le réexamen du CBER l’an dernier en vue de la prorogation ou pas en 2024.
Á qui le tour ?
Avec la chute des taux de fret et les difficultés qui s’annoncent, la situation va se tendre et la guerre des prix pourrait à nouveau être un sujet si bien que les analystes sont quelques-uns à penser que cette dissolution pourrait donner lieu à d’autres remaniements.
Pour l’heure, les analystes se focalisent sur le cas de Maersk, à savoir si le groupe va faire cavalier, se mettre en quête d’un nouveau partenaire, ne serait-ce que pour tenir la promesse du « réseau » faite à ses clients, ou nouer des accords ad hoc de partage de navires et d'échange de créneaux horaires. Sa taille est telle que les autorités de la concurrence bloqueront probablement toute tentative de rejoindre l'une des deux autres alliances, avance le consultant britannique Drewry. Quoi qu’il en soit, leurs échéances sont plus lointaines : Ocean Alliance en 2027 et THE Alliance en 2030.
Compte tenu de la stratégie de porte-à-porte de Maersk, « il est difficile de vendre des solutions logistiques à bord des navires concurrents », avait estimé Lars Jensen, dans un exercice d’anticipation, alors que les rumeurs d’une rupture entre les deux transporteurs bruissaient.
Pour cet ancien de Maersk, aujourd’hui consultant (Vespucci Maritime), CMA CGM, qui partage une approche similaire, serait le candidat le plus opportun. D’autant que les deux entreprises ont en commun d’être proactives en matière de renouvellement de leur flotte, Maersk en tant que pionnier du méthanol mais hermétique au GNL, CMA CGM, promoteur du GNL et ralliée récemment au méthanol. En clair, ces deux-là ont un produit différenciant à vendre : des navires (plus) verts.
Adeline Descamps
* Cela ne signifie pas pour autant que les transporteurs contrôlent 80 % des volumes mondiaux de conteneurs. Mesurée en EVP, un tiers relève du champ d'application des alliances. Calculé en EVP par mille parcourue, 54 % de la demande mondiale est couverte par les consortiums.
Capacités en présence
Selon les données d’Alphaliner, les partenaires de 2M contrôlent actuellement 33,7 % de la capacité mondiale conteneurisée avec 8,84 MEVP : 4,63 MEVP et 17,6 % de parts de marché mondiales pour MSC et 4,23 MEVP soit 16,1 % pour Maersk. Mais les ressources mises à disposition de l’accord de partage ne totalisent que 2,71 MEVP, à raison de 1,15 MEVP apportés par l’armateur suisse et de 1,66 MEVP par son homologue danois. C’est dire que le premier met à disposition de l’alliance et de ses trois lignes Est/Ouest 25 % de sa flotte tandis que son partenaire y consacre 39 %.
A.D.