Vous avez commencé à travailler sur le GNL en 2010 pour le compte de CMA CGM. C’est une conviction qui s’inscrit dans la durée.
Ludovic Gérard : J’ai passé 21 ans dans le groupe CMA CGM où l’ingénieur que je suis a eu la liberté et la confiance du management pour lancer des projets de R&D. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler dès 2010 sur des navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL). Le projet a mis plus de temps que prévu pour aboutir en raison du faible coût des soutes à cette époque. Lorsque la décision a été prise en 2017 de lancer les commandes des megamax, nous étions donc techniquement prêts. CMA CGM a été précurseur, c’était un choix audacieux. Depuis, les passages à l’acte se multiplient et ont gagné d’autres segments du transport maritime.
J’ai toujours pensé – et je le pense toujours – que le GNL serait une bonne énergie de transition, la seule qui soit techniquement mature, disponible et viable à grande échelle pour le transport maritime au long cours. Je nuance toutefois car il y a beaucoup d’informations qui circulent sur d’autres sources d’énergie. Il n’y a pas de solution unique et magique à la décarbonation du transport maritime. L’équation la plus réaliste sera celle d’un mix énergétique.
Vous dirigiez CMA ships, qui gère la flotte du groupe, avant de créer votre entreprise dans le conseil auprès des armateurs. Des raisons particulières ?
L.G. : Après les années passées à gérer l’exploitation de la flotte, la R&D et les constructions neuves, j’ai eu envie de sortir de ma zone de confort et revenir à la gestion de projets techniques, plus proches du terrain. Ce qui me passionne, c’est de plancher sur les concepts du navire de demain. J’ai donc créé ma société de conseil, Alwena Shipping, avec un tropisme assez marqué pour les sujets en lien avec la transition énergétique. Avec une équipe internationale, nous intervenons auprès d’armateurs de petite taille sur des sujets sur-mesure, pilotage de bureaux d’étude et construction de navires, conformité aux réglementations, recommandations sur l’efficacité énergétique... Le conseil dans ce domaine est souvent le fait de grandes structures. Il y a encore peu d’acteurs de petite taille comme la nôtre et nous offrons l’avantage d’être agiles et réactifs.
À l’OMI ont été récemment adoptés deux outils qui doivent permettre d’enclencher le processus de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le premier vise l'efficacité énergétique (EEXI) sur le modèle de celui déjà en vigueur pour les navires neufs (EEDI). Le second introduit un nouvel indicateur appelé CII (Carbon Intensity Indicator) qui introduit un facteur de réduction annuel pour assurer une amélioration continue de l'intensité carbone du navire. Vous êtes sollicité sur ces questions.
L.G. : La réglementation internationale portant sur le design des navires et leur performance énergétique est relativement efficace pour la réduction des émissions gaz à effet de serre dans le sens où les contraintes de conception touchent à la façon dont les navires sont motorisés notamment. Le volet récemment adopté pour les navires déjà en service est aussi contraignant, même s’il aurait pu aller plus loin.
Si rien n’est fait à bord, beaucoup de navires devront ralentir pour réduire leurs émissions, mais cela implique plus de navire pour transporter la même quantité de marchandises. Pour aller aussi vite qu’avant, il faut donc avoir recours à des carburants alternatifs, type GNL, hydrogène ou autres systèmes tels que batteries pour améliorer l’efficacité énergétique du navire sans consommer davantage. L’hybridation de la propulsion éolienne est à cet égard sans égal et apporte un gain net en énergie, donc une réduction des émissions.
Avec le CII, les navires les plus mal notés devront s’améliorer dans les deux années qui suivent. Ce système devrait permettre de contraindre toute la flotte à rentrer dans un cycle vertueux, c’est du moins l’objectif du législateur.
La Commission européenne s’est emparée du sujet et paraît beaucoup plus proactive que l’OMI avec des mesures bien plus contraignantes telles que l’intégration du secteur maritime dans le système d’échanges de quotas d’émissions, la taxation carbone ou une directive sur les carburants. Considérez-vous aussi, comme nombre d’armateurs, que la superposition des approches régionales est contreproductive par rapport à l’effet recherché ?
L.G. : Je ne suis pas convaincu par le fait qu’une réglementation européenne, américaine ou encore chinoise soit une mauvaise chose. Cela peut avoir des effets complémentaires à partir du moment où le système régional ne crée pas de distorsion de concurrence.
Ces questions sont loin des problématiques de vos clients, non ?
L.G. : À part les grands armateurs qui ont les moyens de prendre la mesure de toutes ces nouvelles normes, les plus petits opérateurs sont moins au fait car les messages sont brouillés. Il n’est pas évident de s’y retrouver dans des réglementations qui ne sont pas toujours très claires et parfois encore débattues. Mais ils sont, de fait, obligés de s’y intéresser. Si un navire n’est plus conforme, il perdra ses titres de navigation.
En termes de carburants alternatifs, qu’auriez-vous tendance à recommander ?
L.G. : Cela dépend de la propulsion du navire en fait, de l’autonomie requise et de nombreux autres paramètres. L’hydrogène est extrêmement attractif car totalement décarboné mais la densité énergétique n’est pas extraordinaire : en termes de volumes, il en faut trois fois plus que le GNL pour avoir la même autonomie. L’infrastructure d’approvisionnement est loin d’être mature, et il faudrait pouvoir le produire à grande échelle sans émettre de CO2 non plus !
Aussi, l’hydrogène pour le long cours ne sera pour tout de suite, cela prendra du temps. Il est en revanche intéressant pour des applications de proximité, telles que les petits ferries par exemple. Avec le cabinet d’architecture VPLP design, nous avons travaillé sur des petits catamarans de 100 à 200 passagers maximum opérant sur des trajets côtiers, à foils, qui reviennent à quai tous les soirs et que l’on peut recharger ou réapprovisionner la nuit.
Pour le long court, à part le GNL, quelles sont les options possibles ?
L.G. : On n’a pas de solution immédiate. Le méthanol est une piste intéressante. L’ammoniac est très corrosif, dangereux à manipuler et n’a pas non plus une densité énergétique extraordinaire. Pour l’hydrogène, il faudrait ne pas utiliser la molécule H2 directement, liquide ou gazeuse, mais la combiner avec d’autres produits chimiques propres qui permettraient ainsi de le stocker de manière stable et donc de le libérer quand on en a besoin pour les batteries, les piles à combustibles ou les moteurs.
Beaucoup de constructions sont actuellement lancées en mode « ready ». Que penser de la conversion après coup des navires ?
L.G. : La conversion des navires n’est pas un process anodin. Elle nécessite des travaux assez lourds pour adapter les cuves, modifier les moteurs, installer les systèmes de soutage etc., suppose un arrêt technique de deux à trois mois et un investissement non négligeable. Néanmoins, je pense que nous allons assister à une tendance au retrofit de navires à mi-vie, à l’âge de 10 à 15 ans, certes pour se conformer aux réglementations mais aussi pour des raisons économiques. Personne ne sait à ce jour quel sera le prix du carburant ni de la taxe carbone… La conversion d’un grand navire au GNL par exemple coûterait environ 30 M$ mais si le retour sur investissement est rapide, le calcul n’est pas le même.
Si vous le pensez dès le départ en GNL par exemple, vous condamnez de l’espace alloué au fret pour mettre du gaz liquéfié et vous vous privez d’un volume de cargaison non négligeable pendant 10 ans, de l’ordre de 400 EVP sur un grand porte conteneurs. Payer dès maintenant pour un investissement dont vous n’allez pas vous servir n’a pas de sens économique.
Quand vous étiez chez CMA CGM, vous aviez envisagé que le GNL puisse devenir vert ?
L.G. : Dans le bio-GNL, il y a encore du carbone même s’il est produit avec un bilan neutre. La formule du GNL comprend un atome de carbone et quatre atomes d’hydrogène. Alors, il peut venir en effet d’un carbone capté et recyclé mais qui ne devient pas pour autant vert. Il faudrait pour cela pouvoir ne pas le rejeter dans l’atmopshère.
Mais le bio-GNL suffit pour être dans les clous de la réglementation sur le climat, non ?
L.G. : Pour les 15 ans qui viennent, le GNL reste selon moi le meilleur compromis pour les grands navires et le long cours, en remplacement du fuel. Mais pour atténuer son empreinte carbone, il faut le combiner avec des solutions de type éoliennes, que ce soit des ailes, des kites, des rotors. On pourrait alors diviser par deux les émissions carbone du navire.
Donc la propulsion vélique ne peut être qu’un complément d’énergie ?
L.G. : Je ne crois pas en effet à l’éolien en motorisation principale à grande échelle. Les nombreuses initiatives françaises ont le mérite de faire prendre conscience des différentes possibilités d’exploiter le vent et de promouvoir la cause, c’est remarquable. Mais je pense que cela restera des marchés de niche à l’échelle du transport maritime mondial.
Rotor, kites, voiles, ailes, on ne sait plus à quel vent s’adresser...
L.G. : Schématiquement, dans la propulsion éolienne, exceptées les voiles classiques des voiliers qui ne sont pas très adaptées à l’hybridation du transport maritime, il y a quatre grandes familles.
Les ailes comme les Oceanwings d’Ayro [entreprise que dirige aussi Ludovic Gérard, NDLR] sont des structures en composite (ou métalliques) offrant un profil épais. Elles fonctionnent à partir d’un angle de vent apparent très faible. C’est ce qui de mon point de vue fonctionne le mieux et est le plus intéressant du fait que le navire crée aussi son propre vent, la résultante étant du coup plutôt un angle de vent apparent faible.
Les ailes « aspirées » sont celles qui avaient été testées sur le Alcyon du commandant Cousteau. Elles nécessitent un ventilateur aspirant en permanence, consommant de l’énergie supplémentaire. Il y a peu de projets avec cette configuration.
Les rotors de type Flettner, adoptés notamment par Anemoi et Norsepower, fonctionnent selon le principe de l’effet Magnus. La technologie est maîtrisée, brevetée, tombée dans le domaine public et relativement facile à mettre en œuvre. En revanche, elle consomme de l’énergie pour faire tourner le rotor.
La dernière catégorie est celle des kites et autres cerfs-volants que portent notamment deux sociétés françaises : Airseas et Beyond the seas. Ce sont des technologies très high tech notamment dans le contrôle du kite pour l’envoi et la réception et le maintien de son vol. Elles supposent beaucoup de manipulation ou d’automatisation.
Nous sommes qu’au tout début de la version moderne des voiles. Il y a donc beaucoup d’acteurs et de technologies testées.
Vous êtes, en tant que dirigeant de Ayro, impliqué dans la propulsion vélique puisque l’entreprise va fabriquer les ailes affalables du roulier Canopée. Pour passer en phase industrielle, vous venez de lever 10,5 M€ auprès d’Ocean Zero, de Bpifrance et de Mer Invest. Vous estimez avoir un temps d’avance ?
L.G. : L’histoire d’Ayro remonte à la 33ème Coupe de l’America en 2010. La technologie de compétition ultra high tech a été initialement développée par VPLP Design, puis adaptée par Marc Van Peteghem pour la marine marchande. Après un prototype testé en 2017, deux ailes Oceanwings de 32 m² ont été installées en 2019 sur le navire-laboratoire Energy Observer.
On a ainsi un retour précieux sur le fonctionnement des ailes, leur performance, le logiciel de pilotage et les automatismes qui nous avantagent par rapport à la concurrence. Et on a en mains le contrat pour Canopée puisque nos ailes vont équiper le roulier qui va transporter les éléments de la fusée Ariane 6.
Vous êtes aussi partie prenante d’un autre projet, celui-ci, d’une voile sur un porte-conteneur avec le concept du Trade Wings 2500. Qu’est-ce que vous voulez démontrer ?
L.G. : Avec VPLP et le bureau d’études chinois spécialisé dans les navires marchands Shanghai Merchant Ship Design & Research Institute, nous avons voulu démontrer qu’il était possible d’intégrer de l’éolien sur des porte-conteneurs. Ce qui n’est pas spontanément évident puisqu’on pense immédiatement à la pontée chargée de conteneurs. Nous sommes allés au bout de l’idée du navire vertueux avec les technologies matures et disponibles. Il est donc en hybride GNL/éolien. Mais on peut imaginer un autre carburant.
Bureau Veritas a accordé une approbation de principe (AiP) pour ce porte-conteneurs de 2 500 EVP destiné à opérer en short sea, en cabotage ou en feedering. Mais il peut très bien être dupliqué sur des navires de plus grande taille. Il a reçu des marques d’intérêt de la part des six premiers armateurs mondiaux. Si l’un d’entre eux souhaitait compléter sa flotte, il nous resterait à faire les études détaillées et lancer les appels d’offres pour la construction.
Quel serait l’intérêt pour un armateur à se doter d’un tel porte-conteneur ?
L.G. : Il est important que les armateurs s’approprient les nouvelles technologies pour les apprivoiser en commençant avec deux ou trois petits navires. On ne fera pas demain du shipping sans CO2 comme on l’a pratiqué ces 40 dernières années. Les navires seront différents, avec des contraintes d’exploitation autres. Il faudra apprendre en naviguant. Nous avons jusqu’en 2050 et en 30 ans, il peut se passer beaucoup de choses au regard des avancées techniques considérables des dix dernières années.
Quelle est votre position sur la taxe carbone ?
L.G. : Toucher au portefeuille et légiférer restent les moyens le plus efficaces pour accélérer. Avec un coût du bunker couplé à une taxe CO2, les opérateurs vont très vite avoir envie de diminuer leur exposition aux fluctuations de l’énergie et leur impact pour offrir un service avec un prix régulier et stable à leurs clients.
De quel montant doit-être cette taxe pour être suffisamment dissuasive ?
L.G. : Cela n’engage que moi mais a minima de 100 € la tonne. Sachant qu’évidemment plus elle est élevée plus les résultats seront probants.
Propos recueillis par Adeline Descamps