Rodolphe Saadé n’a laissé transparaître aucune inquiétude particulière même si la « période faste qui a démarré mi-2020 a touché à sa fin depuis quelques mois ». Á l’analyse des flux, explique le PDG du groupe de transport maritime et de la logistique, « avec la guerre en Ukraine, il semble que l’Europe est plus impactée par l’inflation qu’ailleurs. Nous nous attendons à ce que la crise dure ».
Aux États-Unis, à l’origine de la fortune des transporteurs maritimes de conteneurs depuis août 2020, « le pays se remet déjà à consommer après un trou d’air. Le pays devrait échapper à la récession », pointe le dirigeant, qui intervenait aux Assises de l’économie de la mer, événement organisé par nos confrères du Marin en partenariat avec le Cluster maritime français, dans un entretien croisé avec Pierre Garreau, le fondateur de Searoutes, et Kevin Barbier, un élève officier de lÉcole nationale supérieure maritime (ENSM).
Ralentissement des échanges certes, normalisation des taux de fret assurément (ils sont en effet passés de 15 000 à 3 500 $ en un an, soit peu ou prou les niveaux de 2019) mais pas de catastrophe industrielle à l’horizon, absolument pas « pour l’instant ». Rodolphe Saadé ne se montre pas plus crispé du retournement de conjoncture alors qu’il vient d’investir 20 Md$ en un an dans des développements portuaires, maritimes et logistiques.
Il s’offre même une boutade : « nous avons mis un peu d’argent de côté et suffisamment pour abonder au Fonds France Mer 2020 à hauteur de 200 M€ ». Une adresse au secrétaire d’État à la mer, Hervé Berville, qui a envoyé l’artillerie lourde d’annonces à l’occasion du grand rendez-vous annuel de la profession. Parmi celles-ci, la création d’un fonds maritime de 300 M€ d’apports publics sous forme de subventions, prises de participations, garanties publiques pour accompagner des projets de décarbonation du secteur, espérant faire levier pour susciter des investissements du privé. CMA CGM s’est déjà engagé à hauteur de 200 M€.
Ralentissement américain après un boom inédit
Le dirigeant n’est pas préoccupé par l’état du marché actuellement le plus lucratif. Pourtant, les importations américaines conteneurisées ont baissé de 13 % en octobre sur une base annuelle après avoir chuté de 12 % en septembre par rapport à août, selon Descartes. Mais elles restent en hausse de 7 % par rapport à octobre 2019.
Selon l’organisme, les ports américains ont traité 2,2 MEVP le mois dernier. La plus grande surprise est la forte baisse enregistrée par New York/New Jersey, qui a récemment dépassé Los Angeles en tant que première porte d’entrée du continent pour les marchandises conteneurisées. Le port jumeau de la côte Est a nettement profité (+ 35 % par rapport à septembre 2019) de l’engorgement épique de ses homologues de l’Ouest Los Angeles/Long Beach (jusqu’à 150 navires en attente en janvier puis nouveau pic en juillet).
Les deux ports ouest-américains ont cumulé durant les deux années de pandémie des problématiques d’infrastructures sous-dimensionnées et s’enlisent aujourd’hui dans des négociations sociales ardues alors que le contrat d’emploi des dockers a expiré en juillet. Un climat lourd de menaces de grèves comme il en a toujours été à chaque renégociation. Les compagnies ont anticipé pour déplacer leurs flux sur le versant Est. D’où la notoriété acquise par New York/New Jersey ces derniers temps. Mais là aussi, le ralentissement est sensible. Les entrées de fret conteneurisé ont chuté de 6,3 % en octobre par rapport à septembre.
Ce « switch » a permis aux ports ouest-américains de venir à bout de leur embolie mais a déplacé le problème sur la côte Est : selon MarineTraffic, sur les 87 navires, qui étaient encore en attente ces derniers jours, 86 % étaient concentrés au large des côtes est et du Golfe.
Cinq candidats en lice
C’est à New York que pourrait porter le dernier investissement en date de CMA CGM. Dans cet échange, le PDG du numéro trois mondial de la ligne régulière (13 % de la capacité conteneurisée mondiale) a annoncé que son groupe avait soumissionné pour le rachat des actifs de Global Container Terminals (GCT), qui exploite les deux terminaux à conteneurs de Staten Island (New York) et du semi-automatisé de Bayonne (New Jersey), identifié comme le plus efficace sur un plan opérationnel (il est placé près de l’entrée du port, ce qui réduit les temps de transit), par ailleurs dimensionné pour accueillir de grands navires. La valeur des actifs pourrait atteindre environ 3 Md$.
GCT, détenu par le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l'Ontario (Ontario teachers’ pension plan), IFM Investors et British Columbia Investment Management Corp, possède également deux autres installations au Canada, à Vancouver (Vanterm et Deltaport). Mais elles ne seraient pas concernées par la vente.
En septembre, l’agence Bloomberg avait mentionné quatre soumissionnaires préselectionnés (sans citer CMA CGM) : Ports America, Til/MSC, Carrix et Hapag-Lloyd (qui, dans le cadre de sa stratégie 2023, n'a cessé d'accroître sa participation dans le secteur des terminaux). CMA CGM est donc le cinquième en lice.
Intégration verticale
« Nous avons investi massivement dans les terminaux portuaires », rappelle Rodolphe Saadé pour justifier ses intérêts. Le groupe marseillais a en effet profité de ses bénéfices pour se muscler en amont (et en aval dans le cadre de ses ambitions air-terre-mer). Au cours du premier trimestre, CMA CGM a finalisé l’acquisition de 90 % du terminal Fenix Marine Services, l’un des plus grands terminaux du port de Los Angeles (autour de 2,5 MEVP avant l’épidémie) dont il était actionnaire à 10 % (héritage du groupe singapourien NOL/APL) et dont la concession expire en 2043. Il y a engagé 2,3 Md$, soit 2,7 fois plus que le prix auquel le Français l’avait vendu il y a cinq ans (875 M$ selon Alphaliner).
Les opérations portuaires ont par ailleurs débuté en mars 2022 à Beyrouth. CMA Terminals en a obtenu la concession pour dix ans en février, où il opérera en solo. L’armateur français a fait valoir un plan d’investissement de 33 M$ pour mettre à niveau l’infrastructure, dont 19 millions durant les deux premières années, avec un objectif d’1,4 MEVP.
Á Abu Dhabi, CMA CGM a été le dernier acteur en date à entrer en jeu parmi les quatre premiers mondiaux de la ligne régulière. L’accord de concession, signé le 9 septembre 2021 pour une durée de 35 ans, prévoit l’ouverture d’un nouveau terminal en 2024 d'une capacité de 1,8 MEVP moyennant un investissement de 154 M$. Il sera géré par une coentreprise détenue par CMA Terminals, filiale portuaire du français (dont la participation sera de 70 %), et Abu Dhabi Ports (30 %).
Cet été, le gouvernement égyptien a signé les accords de concession pour deux nouveaux terminaux à conteneurs dans les ports d'Ain Sokhna et d'El Dekheila. Dans le premier, port de la mer Rouge situé à environ 120 km du Caire, l’exploitant de terminaux portuaires basé à Hong Kong Hutchison Port est associé à CMA CGM et Cosco. L’armateur marseillais avait annoncé auparavant avoir conclu avec les autorités égyptiennes pour gérer et exploiter le futur terminal polyvalent Pier 55 à Alexandrie.
En duo avec l’indien Baxi, la compagnie maritime a emporté en août la concession pour trente ans du terminal de Nhava Sheva dans le premier port à conteneurs du pays qui fait face à la mégapole de Mumbai.
Au total, CMA CGM est investi dans une cinquantaine de terminaux portuaires répartis dans 33 pays à travers ses deux filiales CMA Terminals et Terminal Link, celle-ci en joint-venture avec China Merchants Port.
Adepte récent du méthanol
Au cours de cet échange public, il a aussi été question de méthanol. Alors qu’en juin, l’armateur français avait annoncé la commande de six porte-conteneurs dual fuel au méthanol, il a fait état cette fois de douze unités. Quant aux nouveaux 24 000 EVP que les spéculations lui prêtent, il a contourné la question en répondant que les navires de cette taille allaient saturer des infrastructures portuaires. « On regarde des navires de plus petite taille de 15 000 EVP et au méthanol », explique Rodolphe Saadé, militant de la première heure du GNL. Ce n’est que tout récemment qu’il a rejoint Maersk dans cette voie (dont la flotte au méthanol pourrait atteindre les vingt-cinq unités si l’armateur danois exerce ses six options). Depuis Cosco a fait part d’une commande de 12 navires de 24 000 EVP propulsés au méthanol.
CMA CGM a actuellement 29 porte-conteneurs immatriculés sous le pavillon français (RIF) sur une flotte de 597, dont 14 au GNL, navires plus sophistiqués qui peuvent supporter le surcoût du pavillon national. Mais Rodolphe Saadé s’est montré disposé à en assumer « bien plus ».
« Nous avons initié le développement d’une flotte française de porte-conteneurs au GNL battant pavillon français. Nous pourrions faire plus si nous avions plus d’officiers. Nous comptons sur vous, M. Le ministre, pour que davantage de jeunes rejoignent la filière maritime », a-t-il interpellé, Hervé Berville étant au premier rang de l’amphithéâtre du Grand Palais à Lille.
Adeline Descamps